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herbes dont elles sont mêlées, afin d’être ramassées plus facilement, en passant la main dessous.

Et tout le jour, tout le jour, jusqu’au soir tombé, tant que la course de l’outil pouvait se voir, hommes et femmes poursuivaient cette marche rampante, réduisant, grignotant la masse vive amoncelée, au sifflement bref de la paille tranchée, au cri strident de la cigale. Que l’on se figure ces journées de quatorze heures, sous le « grand luisant, » l’astre dominateur, dont les rayons pénètrent les vêtements râpés de travail, et piquent comme des mouches, dans la chaleur montée de la terre brûlante, le corps plié, la bouche ouverte sous le souffle plus rapide, la face lavée de sueur, les pieds butant aux mottes du terrain. Au-dessus, comme un voile impondérable, une mince poussière ondulait, dissipée sans fin et reformée, et vibrait avec l’atmosphère incandescente... Ils pouvaient bien après, comme ils disaient, « manger leur pain avec respect ! » Mais l’espoir du sac à remplir, la hâte de la récolte à mettre à l’abri les aiguillonnait, et le coup de vin au bout de la planche, et le coup de cœur autour de la femme, enfin les chants du terroir qui leur montaient aux lèvres. L’après-midi surtout, quand le pli des reins devenait douloureux, toujours quelque vaillante fille entonnait une chanson agreste, de rire et de baisers, que tous reprenaient en chœur couplets par couplets. Et la voix pleine, haletante un peu, disait un jeune et palpitant amour : « deux palombes, deux palombes s’en allaient boire, boire au bois... , » et l’air ailé, voltigeant au ras du sol, rafraîchissait le sang comme une bouffée de vent des monts... .

Les blés à bas, on laissait les herbes se sécher un jour, se consumer au soleil, car, vertes, elles fermentent et peuvent échauffer la paille, et puis les femmes ramassaient les javelles pour les porter à lier sur les cordes de seigle, étendues de place en place sur le champ. Et les hommes les prenaient des mains des femmes par brassées, et les entassaient uniformément, tiges en dedans, épis en dehors, retombant de chaque côté, et les liaient en gerbes en tirant sur les cordes, et nouaient les liens d’un grand tour de cheville. Et les gerbes étaient ensuite empilées en gerbiers, pour se couvrir entre elles en cas d’abat d’eau inattendu, et tout enfin, le soir fait, les gens retirés, s’emplissait de silence et de solitude : les amas lourds de grain, le champ rasé, la plaine autour, le bois en lisière ; et la lune venait rôder