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en liberté. Ils portaient les provisions, en des paniers couverts de linge fin, le petit déjeuner et le goûter, et, dans des cruchons de terre, le vin de l’année d’avant, que l’on couchait à l’ombre de la cépée, où il se maintenait frais et pétillant comme au chai. Dans les domaines, le personnel ordinaire suffisait à l’ouvrage, mais dans les métairies il fallait prier les voisins et l’on se prêtait aide mutuelle de toit en toit. On partait vingt-cinq et trente à la fois, et les enfants battaient les buissons sur le flanc de la colonne, comme de jeunes chiens. On arrivait sur le chantier à cinq heures et demie... C’est le moment où la nappe nourricière étale sa beauté. Le vent fin du matin, soufflant dans l’air vierge, la berce mollement, et mêle son bruit dense au chuchotement des feuillages, et le jour, en sa fraîcheur encore, sème de lueurs pourpres ou roses les épis balancés. Et la terre semble faite d’étoffe d’or brochée de longues soies... On aspirait le vent, on jetait un dernier regard sur « le pauvre blé, » et chacun se pliait sur l’outil. Au pied des sillons, en commençant par la droite, les coupeurs étaient rangés, intercalés, un homme, une femme, jusqu’au dernier. Disposition subtile. Ainsi l’homme, plus fort, pouvait aider au besoin la femme à raccorder ou à rattraper la coupe, et la femme, par la griserie qui sort d’elle, animait le travail. Elle suscite émulation et joie... Et la faucille entrait en danse.

L’homme, le chef de file, se baissait, pied gauche dans le sillon, pied droit sur le billon, empoignait un paquet de tiges de sa main libre, sciait de l’autre, posait la javelle à sa gauche, et recommençait en avançant. La première femme partait à son tour, dans le même mouvement, du même pas, dès que place lui était donnée, dès que l’homme se trouvait à cinquante centimètres environ d’elle. Et ainsi tous les sillons étaient entamés l’un après l’autre, et l’équipe, courbée de pas en pas, progressait en échelons, condition de sécurité et de liberté de fauchage. Et la distance ne cessait de s’étirer entre les javeleurs, si bien que l’écart du premier au dernier, mesuré sur trente par exemple, atteignait quinze mètres ou plus, si bien que, parfois, l’un achevait son sillon, quand l’autre besognait encore à moitié du sien. Et chacun, le sillon fini, revenait sur la ligne de départ et en prenait un autre, et toujours, toutes les javelles étaient couchées à gauche, à cheval sur deux ados, afin de sécher les