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répondre : « Oui, plus tard, quand j’aurai composé de la musique religieuse. » Le verbe intérieur cependant ne se taisait pas. Le jeune homme l’écoutait, de plus en plus attentif et docile, sans révéler encore à personne le secret de cette mystérieuse audience. À peine eût-on pu le deviner entre les lignes suivantes, adressées à sa sœur : « Sais-tu que je ne le donnerai pas seulement une mesure de musique, écrite de ma main, pour fêter ton retour. C’est bien mal en apparence, mais, au fond, c’est une grande raison… et une abstention méritoire. Ce que je sème fructifiera, mais il faut laisser venir la saison. »

Si la saison, l’heure même des grands renoncements approchait, elle ne sonnait pas encore. Pendant l’été de 1838, Charles Gay visite avec son frère la Suisse et le Nord de l’Italie. Dans ses notes de voyage, la musique n’est pas négligée. Il ferait volontiers sien le vers de Victor Hugo : « Une voix est dans tout, un hymne sort du monde. » La nature lui cause des impressions musicales. Il écrit, de Chamonix : « … Grands spectacles, à chaque instant variés et toujours uns : vigoureux dans leur douceur, variés dans leur puissance. Oh ! tout cela vous fait réfléchir sur l’harmonie entre les choses et sur l’accord des contraires. J’avais de la musique plein l’âme, plein le cœur, plein la tête ; et encore une musique morale bien autrement belle que celle qui peut se formuler par les sons. »

Il écoute avec admiration et se fait montrer en détail les célèbres orgues de Fribourg, celles où, vers la même époque, Liszt avait joué devant George Sand le Dies iræ de Mozart[1]. À l’église de Lausanne, pendant la messe, il s’étonne d’entendre exécuter un air du Freischütz : « Oh ! j’ai cruellement souffert, » écrit-il. Ailleurs même qu’à Lausanne, s’il revenait parmi nous, il souffrirait encore aujourd’hui.

Liszt était alors de passage à Milan. Charles Gay, qui le connaissait, l’y retrouve avec un vif plaisir. « Je ne puis te dire la joie qu’il a témoignée de me voir, joie bien partagée, car je l’aime vraiment beaucoup. Nous avons passé avec lui toute la soirée à faire de la musique ; nous étions ravis. Liszt a fait encore des progrès ; il chante comme une voix. Je ne saurais te dire l’impression qu’il nous a faite. Son jeu est inouï. Nous avons vu une vingtaine de morceaux remarquables, plusieurs

  1. Voir les Lettres d’un Voyageur.