Page:Revue des Deux Mondes - 1922 - tome 11.djvu/453

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

comme un génie hybride, un capricieux lutin, un petit météore, un rayon de soleil du Midi égaré dans les brumes d’un ciel cimmérien. Une brunette, toute petite, l’air d’une bohémienne, avec de beaux yeux noirs, ardents et caressants dans des traits en désordre, sous une tignasse ébouriffée. Des façons de garçon, une espèce de diable au corps, toujours des couleurs vives, des robes rouges, vertes, une mobilité de flamme. Le jour où elle lut Wilhelm Meister, tout de suite elle trouva son type : Mignon ! Ajoutez, chose capitale, une culture catholique. Au couvent de Fritzlar, où elle avait été élevée, c’est elle qui fait le sacristain, prend soin des linges, du ciboire. Elle s’accoutume ainsi au service du sanctuaire. Elle conservera le goût de l’oratoire, toujours se croira née pour le tabernacle et choisie pour l’autel. Pas pieuse du tout, avec cela, une véritable petite païenne, une perpétuelle ivresse de bacchante ou de Ménade, paradoxalement dépaysée dans la poésie germanique, et qui ferait déjà songer à l’auteur du Cœur innombrable et du Visage émerveillé.

Telle était l’étrange petite fille, le bizarre brugnon sauvage, que le ciel mûrissait pour l’auteur des Affinités électives. Mais ce n’est que la moitié de cette prédestination. Je n’ai dit que le côté paternel, excentrique. La mère de Bettine était cette Maximiliane de Laroche qui, jeune fille au temps des vingt-cinq ans du poète, avait été longtemps une de ses adorations, — son « Euphrosyne, » disait-il : il y a un peu d’elle dans la Charlotte de Werther. Ainsi l’image du grand homme était un souvenir de famille : Bettine trouvait ce songe dans l’héritage de sa mère. Toute jeune, précoce orpheline, les premières pages de Goethe qui lui tombèrent sous les yeux, c’étaient ses lettres, toutes remplies de l’inoubliable Maxe. Bientôt, elle lut ses livres, elle dévora Wilhelm Meister. Un beau jour, enfin, elle entra chez la mère du poète : n’était-ce pas se rapprocher de lui ? C’était l’année d’Iéna, au début de l’été de 1806. La vieille dame s’éprit aussitôt de la jeune fille : parler de son fils, c’était trouver le chemin de son cœur. Et tous les jours, pendant plus d’un an, la petite Brentano prenait le chemin de la belle maison de la Fosse-aux-Cerfs où continuait de vivre Madame la Conseillère ; elle prenait sa place à ses pieds, sur le même tabouret où le poète enfant avait coutume de s’asseoir, et elle disait : « Frau Rath, encore une histoire de Wolfgang ! » Elle