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C’est l’aventure la plus banale. Gœthe, d’ailleurs, à soixante ans, était encore magnifique ; bien loin d’évoquer l’idée d’un vieillard, c’est alors, au contraire, qu’il donna la vraie impression de l’olympien et de l’immortel. Et cependant, quand on y songe, on a peine à se définir la nature du sentiment qui jette la jeune folle à la tête de ce sexagénaire. C’est de l’amour, évidemment, et pourtant on hésite à la prendre pour une amoureuse. Notez que, tout le temps de sa passion pour Gœthe, elle se laisse faire la cour par ce beau garçon d’Arnim, dont elle sera bientôt la fiancée officielle : ce second roman se continue parallèlement au premier. C’est le solide. Elle sait d’ailleurs que Gœthe est marié, et qu’il n’y a rien à faire de sérieux de ce côté ; c’est du reste une honnête fille : elle n’a sûrement pas eu un seul instant l’idée d’une liaison, ou même d’un caprice un peu vif et poussé à fond de la part du poète. Tout le monde enfin, son frère, Arnim, est dans le secret de l’affaire, et personne ne paraît s’en être inquiété un moment. Elle-même voit fort bien Gœthe tel qu’il est : « Il a pris du ventre et il a double menton. » Alors, on ne comprend plus. Sait-elle bien elle-même où elle veut en venir ? Où cela mène-t-il ? Qu’est-ce que cette passionnette, dont on ne voit pas le résultat ? Qu’est-ce que cette ébullition, cette vapeur du cerveau, qui n’intéresse ni la chair ni le sang, qu’est-ce que cette ardeur qui ne sort pas des entrailles, et qui pourtant a l’air de parler comme l’amour ?

Elle écrit quelque part à Gœthe : « Dans ses lettres, ta mère met plus d’esprit, et moi plus de cœur, ou plutôt plus de mon foie, » ajoute-t-elle en se ravisant, c’est-à-dire plus d’elle-même et de sa personne intime : une curieuse petite personne, de plus d’imagination que de tempérament. Amour de tête, en un mot, pure exaltation de la cervelle, qui ébranle à son tour la sensibilité : c’est cette excitation qui la met en état de lyrisme, en état de grâce littéraire. Pas le plus petit mot pour la guenille et la sensualité. Et cependant, on pourrait quelquefois s’y tromper, tant l’imitation est exacte, et tant la littérature « joue » la réalité. Enfilades de mots extatiques : « Votre enfant, ton cœur, ta bonne fille, qui aime tant son Gœthe, qui l’aime par-dessus tout, et dont le souvenir la console de tout, » — chapelets d’exclamations adorantes, kyrielles de litanies amoureuses : « Toi, le seul beau, le seul bon, incompréhensiblement aimable, souverainement attrayant et qui pourtant délivres, qui