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gardes précieusement l’amour et pourtant le possèdes seul dans sa plénitude, à la fois avare et royalement prodigue, dont un seul regard réjouit, console, et répand le bonheur. » Ou encore : « Ton vêtement m’est plus précieux que tout le reste de l’humanité ; je baiserais une à une les marches de ton escalier... » « Je me battrais pour toi comme une lionne, je mordrais, je serais capable de prendre le monde en grippe, et de l’adorer ensuite, si tu me disais de l’aimer. » Elle devient brave pour son ami, elle escalade des tours en ruines en son honneur, elle risque de se rompre le cou, simplement pour attirer un moment son attention. Elle le traite comme un Dieu : « Je crois en toi, je mourrai dans cette foi, et cette foi est la vérité, et cette vérité est mon salut... » Par moments, elle voudrait s’anéantir en lui, et atteint à des expressions d’un quiétisme éperdu. Gœthe lui écrit qu’on a bu chez lui à sa santé : « Ah ! bois, n’en laisse pas une goutte ! Que ne puis-je m’engloutir en toi, et que tu le sentisses avec plaisir ! » Et ailleurs : « Je me blottis dans ton cœur, j’y ai fait mon berceau, et qui m’arrachera de là — soit la mort, soit la vie, — t’arrachera ton enfant. Je voudrais n’avoir qu’un oreiller avec toi (ne le dis pas !) mais un oreiller dur, pour pouvoir y dormir à ton côté (ne le dis pas !) et goûter près de toi le plus profond repos... »

Et Gœthe ? Gœthe reste poli et extrêmement froid. Non pas qu’il fût devenu sage ou crût passé l’âge d’aimer. On se tromperait beaucoup sur la vieillesse de Gœthe, si l’on s’imaginait que son calme apparent recouvrît un cœur éteint. Jusqu’à son dernier jour, cette âme ardente fut sensible à la beauté. L’ancienne flamme se ravivait et jaillissait de la glace des ans, avec la fougue et la folie qui nous étonnent dans la passion de Chateaubriand pour son Occitanienne. Il y a dans ces natures puissantes une vigueur de santé, des ressources et des retours incroyables de jeunesse. Le poète du Divan allait bientôt le faire voir.

La vérité est que tout simplement la petite ne l’émut pas. Le premier jour où il la vit, le soir de ce 23 avril qui devait être pour Bettine la grande date de sa vie, et qui avait de quoi le toucher en lui représentant le souvenir de sa chère Maxe, il note laconiquement dans son carnet : « Mamsell Brentano. » C’est tout. Un mois plus tard, après la première lettre de Bettine, il écrit à Christiane : « Cette lettre lui a fait autant de tort dans