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ma sœur, moi, et nul autre. Mais alors je n’allais pas plus loin : je ne sentais pas ma profonde parenté avec mon grand père. Il faut du temps pour que nous discernions le fond de notre être. A cette heure, la reconnaissance est complète ; je ne me distingue pas de ceux qui me précédèrent dans ma famille, et certainement leurs meilleurs moments me sont plus proches qu’un grand nombre des jours et des années que j’ai vécus moi-même et qui ne m’inspirent que l’indifférence la plus dégoûtée.

Aujourd’hui, dimanche matin, qui est le premier matin de mon séjour annuel à Charmes, je viens de faire au long de la Moselle le tour de promenade qu’y faisaient mon père et mon grand père. La jeunesse du paysage était éblouissante et son fond de silence, tragique. Près de la rivière, quelques cris d’enfants effrayaient les poissons ; les oiseaux chantaient sans auditoire ; les cloches des villages sonnaient à toute volée et semaient à tout hasard leurs appels séculaires. J’ai achevé ma matinée en allant au cimetière causer avec mes parents.

Les inscriptions de leurs tombes me rappellent que mon grand père est mort à soixante-deux ans et tous les miens en moyenne à cet âge ; elles m’avertissent qu’il est temps que je règle mes affaires. « Que nous serons bien là ! » disait avec bon sens ce charmant fol de Jules Soury, quand il allait à Montparnasse visiter la tombe de sa mère. Mais ce profond repos ne sourit pleinement qu’à ceux qui ont rempli toute leur tâche et exécuté leur programme. Or je commence à me sentir un peu pressé par le temps.

Je désirerais avant de mourir donner une idée de toutes les images qui m’ont le plus occupé. A quoi correspond cet instinct qui est la chose du monde la plus répandue ? C’est, je crois, l’effet d’une sorte de piété qui nous pousse à attester notre gratitude envers ce que nous avons reconnu de plus beau au long de notre existence On veut se définir, payer ses dettes, chanter son action de grâce. Explication bien incertaine, mais il s’agit du plus vague désir de vénération et d’une espèce d’hymne religieux murmuré au seuil du tombeau. J’ai toujours projeté d’établir pour moi-même, sous ce titre Ce que je dois, un tableau sommaire des obligations qu’au cours de ma vie j’ai contractées envers les êtres et les circonstances. Si je suis un artiste, un poète, je n’ai fait qu’exécuter la musique qui reposait dans le cœur de mes parents et dans l’horizon où j’ai, dès