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nostalgie. Dans les périls et les effroyables fatigues de la guerre, le soldat de l’épopée peut quelquefois se replier sur lui-même, et éprouver un étonnement, douloureux si quelque injure est faite à des héros ; mais, à l’ordinaire, ces nobles gens vivaient coude à coude dans un même songe, dans la haute satisfaction d’être des vainqueurs, couronnés de lauriers. Ils se détournaient de la réalité quotidienne, parfois éclairée d’une lumière si triste, pour s’enivrer du sentiment de l’honneur. Ils avaient leur haute conscience d’eux-mêmes, le témoignage retentissant de leur gloire dans les Bulletins de l’Empereur, et l’admiration de tous quand ils rentraient à Paris et dans leurs familles. La mélancolie et l’isolement, ces conditions indispensables du romantisme, n’apparaissent qu’après Waterloo et sous la Restauration, quand, devenus « les brigands de la Loire » et les demi-soldes, ils subissent avec stupeur des humiliations qu’ils savaient n’avoir pas méritées. Le sentiment de ne pas recevoir leur dû, un désaccord cruel avec la société, troublent profonilément, après 1815, les soldats de la Grande Armée, et les choses prennent alors pour eux une vibration tragique, toute nouvelle. Ils connaissent la solitude morale. De grands souvenirs, un cœur humilié et isolé : cette fois, le romantisme est doté de ses deux raisons principales. Mais pour que ses fleurs apparussent, il fallut encore que le temps fît son œuvre et que le recul créât des mirages.

Ces nobles soldats de la Grande Armée, ces grands paysans, si je les vois bien, étaient des esprits à enthousiasme circonscrit. Pas un mot sur l’au-delà dans les souvenirs de mon grand père. Aucune préoccupation religieuse. La Garde impériale avait-elle des aumôniers ? Je n’en sais rien après l’avoir lu. Il semble que le baron Larrey, le célèbre chirurgien, ait été chargé de suffire à toutes les fins de vie de ces héros. Ces initiateurs de grands rêves sont prodigieusement affermis dans le réel. Le désir d’avancement de mon grand père est très sage. L’avancement se donne à l’ancienneté, aux blessures, aux occasions de se distinguer que le hasard de la guerre peut offrir et que les protections favorisent. C’est plus tard que les dynamismes déchainés se sont aimantés sur cette époque où tous les mérites, s’est-on figuré, recevaient du Maître une récompense immense et immédiate. Ce lucide Stendhal, lui-même, dans sa vie de fonctionnaire de l’Empire, ne nous laisse voir que des désirs