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jeter dans les lacs. Ce dernier et fatal mouvement fut terrible. Qu’on se figure 12 à 15 000 hommes, se sauvant à toutes jambes sur une glace fragile et s’abimant presque tous à la fois.

Quel douloureux et triste spectacle, mais aussi quel triomphe pour les vainqueurs ! Notre arrivée près des lacs fut saluée par une vingtaine de coups de canon, sans nous faire grand mal. L’artillerie de la Garde eut bientôt éteint ce feu, et tira ensuite avec une vivacité incomparable sur la glace pour la briser, et la rendre impropre à porter des hommes. La bataille était complètement gagnée, une victoire sans exemple avait couronné nos aigles d’immortels lauriers.

Après quelques instants de repos, nous revînmes sur nos pas, en suivant à peu près le même chemin, et traversant le champ de bataille dans toute sa longueur. La nuit nous prit dans cette marche ; le temps, qui avait été beau pendant toute la journée, se mit à la pluie, et l’obscurité devint si profonde qu’on n’y voyait plus. Après avoir marché longtemps au hasard, pour trouver le quartier général de l’Empereur, le maréchal Bessières, sans guides, sans espoir de le rencontrer, nous fît bivouaquer sur le terrain même où il prit cette détermination. Il était temps, car il était tard et nous étions tous très fatigués.

Après avoir formé les faisceaux par section et déposé nos fourniments, il fallut s’occuper de se procurer des vivres, du bois et de la paille. Mais où aller pour en trouver ? il faisait si noir et si mauvais ! rien ne pouvait nous indiquer où nous trouverions des villages. Enfin, des soldats du 5e corps qui rôdaient autour de nous en indiquèrent un dans une gorge. J’y fus avec plusieurs de mes camarades ; il était plein de morts et de blessés russes ; car je crois que c’était dans ces environs que la Garde russe avait été écharpée. J’y trouvai quelques pommes de terre, et un petit baril de vin blanc nouveau qui était si sûr qu’on aurait pu s’en servir en guise de verjus. Ceux qui en burent au camp eurent des coliques à se croire empoisonnés. La nuit se passa en causeries : chacun racontait ce qui l’avait le plus frappé dans cette immortelle journée. Il n’y avait ‘point d’action personnelle à citer, puisqu’on n’avait fait que marcher, mais on parlait de l’effroyable désastre du lac, du courage des blessés que nous rencontrions sur notre passage, des immenses débris militaires vus sur le champ de bataille, de ces lignes de sacs de soldats russes déposés avant l’action, qu’ils