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l’affût, c’était une crise dans la famille des Hohenzollern : soit minorité, soit déchéance individuelle, la succession appelant au trône un incapable ou un enfant : « Cela finira bien par leur arriver comme aux autres, disait-il ; un Picrochole serait la suite naturelle d’un Bismarck ; l’Allemagne déclarerait la guerre à l’Univers. Et alors ? Bismarck ne durera pas toujours. L’heure des imprudences sonnera. Attendons ! Démence ou décadence, ce régime et cette dynastie ne tiendront pas. »


Je suis tout à fait certain que Sorel voyait le danger venir du coté des Balkans : le tournant, pour la paix de l’Europe, ce serait la crise autrichienne. Il disait : « Il y a deux hommes malades, le Turc et l’Autrichien ; à celui-ci on ne pense pas assez. Qu’arrivera-t-il à la mort de François-Joseph ? » il ne supposait pas que les choses iraient si vite et que la sénilité serait plus tragique que la mort. Voyez, dans son livre, l’importance qu’il attache à ce qu’il appelle « l’incohérence de la monarchie autrichienne. »

S’il pensait que la France devait attendre son heure, l’heure où, par son relèvement, elle aurait redressé l’opinion du monde à son sujet, il pensait aussi qu’elle devait être prête, à tout instant, pour « le coup de tonnerre qui éclaterait dans un ciel serein. »

Je dois dire que Sorel, quoique fils des hommes de la mer, avait une sorte d’appréhension au sujet des entreprises coloniales ; il craignait que cela ne donnât barre chez nous à quelque coup de l’interventionnisme britannique. « Il y a toujours eu un parti anglais en France, » c’était une de ses phrases habituelles. Il comprenait la grandeur du problème ; il savait que, si nous ne nous hâtions pas, nous laisserions les autres se partager les bons morceaux et qu’après, il serait trop tard. Mais avions-nous les forces, le loisir, le temps ? C’était un continuel sujet d’alarme pour lui.

L’autorité de Jules Ferry, pourtant, l’avait ébranlé. Quand il fallut, vers 1890, reprendre l’œuvre interrompue et boucler, comme on dit, en Tunisie, à Madagascar, en Indo-Chine, à Obock, en Afrique du Nord, combien de fois nous sommes-nous arrêtés dans nos promenades, aux écoutes, l’oreille tendue vers l’Est ! Je travaillais alors, contre vents et marées, parmi