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Page:Revue des Deux Mondes - 1922 - tome 11.djvu/629

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splendeur sur toute l’Europe ; lorsqu’il s’appelait Arlequin, les rois se le disputaient pour les divertir, car il était capable de faire rire même les rois. Ses richesses étaient si grandes, qu’il en prêtait même à Molière, même à Shakspeare, libéralement. Quel est l’auteur comique qui peut se vanter de ne lui rien devoir ? Ceux même qui lui firent la guerre, comme son compatriote Goldoni, prétendant qu’il ne rendait pas la vraie nature, durent s’avouer battus. Oser dire qu’il ne rend pas la vraie nature, l’Arlequin de la Commedia dell’Arte ! C’est un blasphème. Ses procédés sont les plus naturels parce qu’ils sont les plus simples, et l’on sait de reste que le rire est le propre de l’homme. Vint sa déchéance, et il disparut des grands théâtres à l’époque où le monde se fit grave, vers la fin du XVIIIe siècle. Mais il n’est pas mort, je vous le dis ; il s’est réfugié au milieu du peuple, au milieu des petits et des simples ; et sous les noms divers qu’il a pris maintenant, Guignol, Punch, Karagheuz ou Gerolamo, il s’est réservé une gloire qui n’est pas méprisable : celle de dérider les humbles et de faire jaillir les rires clairs des enfants.


BRESCIA

18 octobre. — Je dine en compagnie de quelques voyageurs attardés, à la terrasse d’un restaurant qui donne sur la place de la gare, à Brescia. Avez-vous éprouvé quelquefois en voyage, seul à la fin du jour, cette étrange impression de détresse ? Il y entre de la lassitude, de la nostalgie, un grand dégoût de toutes choses créées. Une mélancolie puérile vous envahit peu à peu, et se change en tristesse profonde. Comme si quelque fée malfaisante rôdait, le décor, la scène, les personnages, tout paraît banal et misérable ; on est rebelle même à la caresse d’une nuit qui tombe ; on croit sentir déjà l’hiver. Les mets sont détestables : pourquoi manger ? Le vin est mauvais : pourquoi boire ? On est mal ici : on serait plus mal ailleurs, si on changeait. Un malaise analogue au vôtre semble régner autour de vous ; les voyageurs sont irascibles, les garçons somnolents prennent des airs dédaigneux. Les trains qui arrivent à grand fracas grondent et sifflent méchamment. L’âme d’enfant qui persiste en chacun de nous s’émeut et se désespère. On voudrait que le voyage fût fini ; et terminé aussi l’autre voyage, un peu plus long, celui de la vie.