Page:Revue des Deux Mondes - 1922 - tome 11.djvu/655

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


II

C’est du portrait de M. Thiers, en 1877, que date sa vocation définitive. Celui de Mme Pasca, quoique très admiré, ne l’aurait peut-être pas déterminée. Le portrait de l’ancien président qui n’était pas meilleur, qui était même moins bon, eut un retentissement formidable, accru par le regain de popularité soulevée autour du modèle par la crise qui suivit de très près l’ouverture du Salon : le 16 mai. On loua tout : la pose accoutumée quoique solennelle, la redingote noire boutonnée jusqu’au menton, le toupet légendaire qu’on qualifia « d’aigrette, » le « regard perçant les lunettes, » le teint blafard, les mains petites, bouffies et ridées, aux doigts spatules et, par-dessus tout, le front vaste sillonné de soucis et le génie irradié par cet homme en qui l’on voyait le type accompli de ce « petit bourgeois qu’acclame notre roture nationale, » disait un critique. On allait jusqu’à écrire : « Le portrait de M. Thiers est un événement. Mieux que cela, peut-être un avènement... »

En tout cas, c’en fut un pour le peintre. C’est lui qui achemina vers l’atelier de la place Vintimille les chefs d’État et les hommes illustres parvenus au soir du XIXe siècle. M. Grévy ouvrit la marche solennellement, comme il appartenait à cet autre petit bourgeois, le premier des présidents de la République de gauche, puis l’on vit s’asseoir devant le peintre, Victor Hugo pensif, Renan dans une pose renouvelée de M. Berlin, Jules Ferry, les présidents Faure et Carnot, d’autres encore. Pasteur, Taine, Joseph Bertrand, Puvis de Chavannes. Presque tous les hommes de la République, non par un parti pris, mais par une pente assez naturelle, venaient trouver l’artiste dont le succès avait coïncidé avec celui des 363, et s’il s’y joignit plus tard un cardinal, c’est celui qui avait ouvert une ère nouvelle dans les rapports de l’Eglise et de l’Etat, en ordonnant à ses Pères Blancs de jouer la Marseillaise.

Peu à peu, l’habitude prise devenait un rite, et le rite devenait un dogme, avec son mystère et sa grandeur. Le grand homme allait poser chez Donnat, comme le nouveau marie, dons les faubourgs, va chez le photographe, — et il ne se sentait bien assuré de l’être qu’après cette dernière consécration. C’était une sorte de monument commémoratif dont il pouvait