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jouir lui-même, quelque chose comme une statue anthume. Chaque escaladeur du pouvoir, chaque tâcheron du progrès, chaque découvreur de mondes, une fois les longues ambitions réalisées et le dur labeur achevé, poète, savant, philosophe, conducteur d’hommes, arrivait-il au sommet, essoufflé, triomphant, — il trouvait Donnat, le pinceau à la main, impassible, prêt à faire son office. Après, il n’y avait plus que le fossoyeur. A la fin, quelques-uns en eurent, semble-t-il, une superstitieuse appréhension. Ils reculaient devant le portrait par Donnat, hésitaient, tournoyaient et finalement allaient tomber entre les mains d’Aimé Morot, de M. Marcel Baschet ou de Gabriel Ferrier. Ceux que n’effrayait pas le mauvais œil, et qui entraient chez le sphinx, n’avaient pas à le regretter. Ils trouvaient un homme pénétré de respect pour toutes les grandeurs, voire pour les simples « grandeurs d’établissement, » conscient seulement qu’elles avaient besoin de lui pour durer et paraître sans dommage devant les générations futures, une sorte d’introducteur des grands du jour devant la Postérité, — avec ce quelque chose d’humble et fier du vieux poète, en face de la marquise qui est belle, mais qu’on ne croira telle plus tard, qu’autant qu’il l’aura dit.

Rien n’est si facile que de montrer du tact dans ce tête-à-tête avec les puissances de ce monde : rien n’est plus facile que d’en manquer. Donnat y apporta une telle perfection qu’il créa l’impression que seul il en était capable. Dans un temps où les artistes se croyaient volontiers des prophètes, ou bien des ambassadeurs de l’art dans le monde, ou des sportsmen, il considéra l’Art simplement comme une fonction, mais comme une des grandes fonctions de l’Etat. Un jury de peinture, une école nationale, un conseil des musées, lui paraissaient quelque chose presque d’aussi beau qu’une Cour des comptes ou un Conseil d’Etat ou une Cour de cassation, et il leur souhaitait les mêmes probité, indépendance et décorum. Pour sa part, il y apportait l’esprit d’un grand fonctionnaire, discret, laborieux, respectueux des pouvoirs établis. Avec cela, très fin, ou pour mieux dire très méfiant, très précautionneux, jamais déplacé où que le hasard le mit, partout à son aise, familier nulle part, « tâtant le gué de bien loin, » à la façon de Montaigne, quand il se sentait en terrain peu sur, confiant, en cas d’alerte, dans son armure principale, le silence. Sa nature l’y portait, un petit incident de sa