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vie officielle l’y fixa. Pendant qu’il faisait le portrait de M. Grévy, les journaux rapportèrent des propos qui auraient été tenus, après la pose, entre le président et un diplomate étranger. Bonnat, tout ému, s’était précipité à l’Elysée pour se laver du moindre soupçon qu’il eût pu trahir, ou même écouter cette conversation. Le président le rassura tout de suite : jamais il n’avait songé à l’accuser de cette fuite. Mais l’alerte avait été chaude et la réserve de l’artiste redoubla d’opacité. Jusque-là il ne disait pas grand chose : à partir de ce jour, il ne dit plus rien.

J’entends sur les sujets qui touchent à la chose publique ou de conséquence. Pour le reste, et pourvu toutefois que ses paroles ne pussent pas être interprétées comme un blâme trop formel ou un engagement trop irrévocable, il trouvait dans la conversation avec les gens d’esprit son principal délassement et son plus grand plaisir. Après sa journée de travail, dans un cercle d’amis fort restreint et minutieusement choisis, — un peu comme celui qui entourait Degas, — il donnait la volée à ses souvenirs.

Il n’en avait guère que de beaux, à cause de sa robuste foi dans la beauté de la vie ; niant le mal, niant la laideur, niant l’injustice, niant la misère que, pourtant, il secourait généreusement et sans bruit. « Je ne veux pas voir !... je ne veux pas voir ! disait-il quand on le mettait devant une tare d’un de ses maîtres préférés, M. Ingres par exemple, j’admire tout comme une brute... » Il se cramponnait à son optimisme et, pour lui donner raison, pour prouver que le bien existe en ce monde, il faisait le bien. Sa générosité à l’égard de ses élèves était proverbiale. Il avait renoncé, en faveur de sa ville natale, aux plus belles pièces de sa collection et le Musée Bonnat à Bayonne était pourtant bien loin pour qu’il pût jouir des œuvres dont il s’était ainsi séparé. La guerre venue, il avait donné, sans compter, pour alléger les souffrances des vieux artistes sans travail, des familles des jeunes partis pour la frontière : donné son argent, donné son temps, donné son cœur. Tout artiste peut prendre exemple sur lui, pour la passion de son métier, l’intégrité professionnelle, la dignité de la vie.

Quant au monde, on n’a jamais su s’il l’aimait. Il en accomplissait les rites correctement, même d’assez bonne humeur, mais sans humour, sans joie et comme un religieux à un exercice,