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« J’avoue que je m’en veux quelquefois d’avoir médit de Baudelaire. De tous les poêles du dernier siècle, c’est celui que j’aime le plus... Et pourtant, sous peine de renoncer à toutes mes idées, je ne puis pas ne pas voir en lui un mauvais maître. Car vraiment son œuvre est décourageante... » Aussitôt, il ajoute : « Mais si émouvante et d’une émotion en quelque sorte spiritualisée... Nul autre n’a su comme lui agiter nos âmes et enchanter nos cerveaux ! » Alors ? Il se fait violence et il sacrifie à « ses idées » son poète préféré.

Je vais le scandaliser ; mais, quoi ! il est sincère et l’est avec un bel entrain, qui demande aussi la sincérité : que n’a-t-il, en faveur d’une telle préférence, adouci un peu ses idées ? sans les sacrifier ! il suffisait de les atténuer et, par le moyen de quelque incertitude qui n’est jamais déraisonnable, il suffisait de les rendre moins exigeantes. Voilà ce qu’il n’a point voulu, et pourquoi je le trouve excessivement rigoureux et rude.

Quelles sont, en définitive, les idées auxquelles M. Jean Carrère consent le sacrifice d’une littérature qu’il aimerait à aimer ?

Nous avons, à présent, beaucoup de lanceurs d’excommunication. Les sentences fulminatoires, fréquentes, partent de tous les côtés. Certaines chapelles de récents convertis montrent parfois une sévérité que ne tempère encore nulle indulgence évangélique. Un éloquent jeune homme ne proposait-il pas, il y a quelques années, de brûler tous les livres des païens ? Il oubliait que notre civilisation réunit au christianisme l’antiquité. Plusieurs groupes de partisans montrent une pareille inclémence contre la littérature chrétienne et généralement contre toutes opinions qui ne sont pas les leurs. Si toutes les condamnations que les divers dogmatistes prononcent étaient exécutées, nous serions, en peu de temps, privés de toute lecture. Je ne m’en consolerais pas, même si quelques-unes de mes croyances avaient à s’en réjouir.

M. Jean Carrère n’est point un homme de chapelle ou de parti. Ce ne sont pas les disciplines religieuses, qu’il a résolu de défendre. A propos de la conversion de Verlaine et de Sagesse, il écrit : « Je suis incompétent, je l’avoue, pour disserter sur des questions de doctrine religieuse avec des théologiens... » Et il prouve aussitôt son incompétence. Il écrit : « Je me crois quelque peu chrétien... » Ce n’est point assez pour dénigrer les libertins. Il ne défend pas non plus la politique des uns ou des autres. Il n’est pas un politicien, mais un moraliste. Encore faut-il le séparer des moralistes ordinaires. Ce n’est pas ce que d’habitude on appelle immoralité qui le choque et l’oblige à