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Seul, parfois, l’éclat d’une querelle rompt l’atonie de cette foule, et à voir la rage hystérique, l’air gauche et furieux des deux adversaires, qui se regardent avec l’envie de se dévorer, et l’embarras de ne pas savoir comment faire, on comprend quelle violence d’instincts les rites ont tenue en bride. Mais ces disputes sont rares. Chacun des passants va à ses affaires sans se détourner. Les badauds mêmes n’offrent aux accidents de la rue qu’une curiosité terne, pareille à une glace sans tain. Les visages n’ont pas de regard ; les inflexions des voix ne sont jamais caressantes. On emporte l’impression d’un peuple indifférent, insensible, et c’est bien là l’un des points sur lesquels on croit d’abord saisir une différence capitale entre les deux mondes. On trouve ici de la bonhomie bien plus que de la douceur. Même dans les petites boutiques où l’on est reçu avec le plus de politesse, s’il arrive qu’on se heurte, qu’on se cogne assez rudement, les bonnes gens éclatent de rire. Telle est leur réaction naturelle. J’en ai vu rire ainsi devant des accidents graves, qui n’étaient à leurs yeux que des mésaventures comiques. Ils auraient aussi bien ri devant une mort. A Pékin, lors de la dernière tentative de restauration, les soldats impériaux et républicains tiraillaient sur une place : deux troupes du même parti s’étaient séparées pour s’abriter et auraient voulu communiquer par un messager. Mais il fallait passer à découvert sous le feu de l’ennemi. C’était la mort assurée. Les hommes de l’un des groupes avaient un enfant avec eux : ils lui persuadèrent de tenter la chose. L’enfant ignorant les crut, sortit, fut tué. Tous les soldats rirent. A la prise de Canton par les troupes anglo-françaises, en 1857, les coolies, qui s’étaient mis au service des alliés, grisés par la bataille, en firent bien plus qu’ils n’y étaient obligés et se mêlèrent vraiment au combat. L’un d’eux ayant eu la tête emportée par un boulet, cela fit rire aux éclats tous ses camarades.


Une des raisons qui contribuent à rendre pauvre l’aspect de la foule chinoise, c’est qu’elle est peut-être celle où les femmes jouent le moindre rôle. La femme, ailleurs, est une source immense de poésie, soit, en Europe, par l’évidence où elle se produit, soit, en Orient, par le secret qui la couvre. Elle n’est ici ni réservée ni offerte, réduite seulement à un abaissement sans mystère. Vêtues d’une courte blouse, et de l’étroit pantalon