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foule qui me coudoie sont répandus, comme en poussière, les caractères qui font la différence des deux mondes. Je me trouve aujourd’hui dans une petite rue qui fuit entre ses murs bas, surmontés de quelques tristes feuillages. Une vieille s’en va dans un pousse, son maigre chignon piqué d’une fleur, tout le bas de son visage rogue et sec engagé dans un goitre énorme. Des enfants jouent languissamment devant une porte. Une femme fait quelques pas, en vacillant sur ses moignons triangulaires, pareille à ces oiseaux qu’on a estropiés pour les empêcher de s’enfuir. Les marchands ambulants passent, l’un après l’autre, chacun s’annonçant par un bruit particulier. Le coiffeur tient un diapason qu’il fait vibrer par moments ; le vendeur de gâteaux entrechoque deux coupelles de cuivre ; un autre joue d’une cliquette de bois ; un autre tient dirigé vers la terre le long manche d’un tambour, que viennent battre deux noyaux durs attachés à des lanières. Ce furtif frisson sonore s’échappe de l’espalier de grelots qui surmonte le petit meuble où le raccommodeur emporte son attirail. Tous ces bruits ont quelque chose de sourd et de contenu, qui associé à la vie toujours pareille, à l’effort infime et tenace de ces petits marchands, évoque l’idée d’un monde d’insectes. On dirait que le grillon et la sauterelle s’avertissent entre eux, d’un appel assez distinct pour être reconnu, assez étouffé pour ne pas donner l’éveil à l’oiseau qui, peut-être, les guette. Seul, dans cette universelle prudence, retentit un son clair, limpide, comme si celui qui s’annonce ainsi n’avait rien à craindre de personne : c’est le gong argentin d’un aveugle.

Revenons dans une grande rue. Voici les restaurants, avec les cratères de leurs fourneaux, les petits pains cuits à la vapeur, boulets de pâte fumante. Des coolies broutent leur riz dans un bol. Un enfant nu enfonce tout son visage dans une tranche de pastèque. Des marchands gras, demi-nus, viennent, du fond de leur boutique, happer un peu de fraîcheur, comme ces poissons qu’on voit, par les jours d’été, remonter vers la surface de l’eau. Des mendiants ont des figures insensibles qui ressemblent, en vide et en nul, aux visages sublimes des ascètes, des contemplateurs. Mais ces détails ne ressortent point, ils sont pris dans un ensemble d’où il faut faire un effort pour les dégager : on ne voit d’abord qu’une multitude où tout se tient, et la chaleur semble rendre plus compacte encore cette pâte d’êtres.