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j’avais quarante-trois voltigeurs de moins et un officier blessé à la tête. Je l’étais aussi en deux endroits, mais si légèrement que je ne pensai pas à quitter le champ de bataille.

Une de ces blessures m’avait été faite par la tête d’un sous-lieutenant qui m’avait été jetée à la face. Je fus longtemps couvert de mon propre sang et de la cervelle de cet aimable jeune homme qui, sorti depuis deux mois de l’Ecole militaire, nous disait la veille : « A trente ans, je serai colonel ou tué. »

Obligés de battre en retraite, je crus la bataille perdue, mais un chef de bataillon sans emploi, arrivé de la veille d’Espagne avec 100 autres au moins, me rassura en me disant au contraire que la bataille était bien près d’être gagnée ; que le 4e corps (comte Bertrand) débouchait à notre droite, derrière l’aile gauche ennemie, et que le 5e corps (comte Lauriston) débouchait à l’extrême gauche, derrière l’aile droite ennemie. Après une demi-heure de repos, la division se porta de nouveau en avant, en repassant sur le terrain que nous avions occupé si longtemps et jonché de nos cadavres. Nous trouvâmes un de nos adjudants, qui avait la jambe brisée par un biscayen, faisant le petit dans un sillon. Pendant plus d’une demi-heure les boulets des deux armées se croisaient au-dessus de sa tête. Après avoir subi quelques charges de cavalerie, et essuyé plusieurs décharges de mitraille, dont une tua ou blessa tous nos tambours et clairons, coupa le sabre du commandant et blessa son cheval, l’ennemi se retira sans être poursuivi, n’ayant point de cavalerie à mettre à ses trousses.

Nous bivouaquâmes sur le champ de bataille, formés en carré pour nous mettre en mesure de repousser l’ennemi, s’il se présentait dans la nuit. C’est ce qui arriva en effet, mais non pas à nous.

Nos jeunes conscrits se conduisirent très bien, pas un seul ne quitta les rangs ; il y en eut au contraire qu’on avait laissés derrière parce qu’ils étaient malades, qui arrivèrent pour prendre leur place. Un de nos clairons, enfant de seize ans, fut de ce nombre. Il eut une cuisse emportée par un boulet et expira derrière la compagnie. Ces pauvres enfants, quand ils étaient blessés à pouvoir marcher encore, venaient me demander à quitter la compagnie pour aller se faire panser : c’était une abnégation de la vie, une soumission à leur supérieur, qui affligeaient plus que cela m’étonnait.