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Bello ! bello ! répétait-il en la considérant avec une émotion qui gagna toute l’assistance. Quant aux lions, leoni piangenti. c’est en y ’travaillant que Canova, appuyant trop violemment contre sa poitrine le manche du trépan dont il se servait pour fouiller l’épaisseur des crinières, s’enfonça deux côtes et contracta le germe du mal qui devait l’emporter. On n’en trouverait pas de plus beaux jusqu’à Barye dans l’histoire de la sculpture. Il y mit la dernière main en 1791.

Dès lors, ce fut pour lui la gloire. L’Europe entière voulut posséder des œuvres de Canova et devint sa cliente. Catherine de Russie, que la révolution commençante avait brouillée avec ses chers amis Français et qui venait d’apprendre sans daigner s’y intéresser la mort de Falconet qu’elle avait tant admiré et choyé, essaya d’attirer en Russie le sculpteur italien. L’Angleterre, les cours d’Allemagne l’appelèrent, et ce sera bientôt la France, dès que le premier Consul, en attendant Napoléon, aura pris en main ses destinées. Les Etats-Unis même, — mais plus tard, dès qu’il sera établi dans les deux hémisphères que Canova est le plus grand sculpteur in the world, — voudront avoir de sa main la statue de leur héros national après celle que Houdon, qui s’était lié d’amitié avec Franklin à la loge maçonnique des Neuf-Sœurs, était allé faire sur place et d’après nature à Mount-Vernon. Il avait obtenu, — non sans peine et après d’assez longues discussions, où les antiquisants s’étaient acharnés, — de représenter Washington dans son authentique costume de général, suspendant aux faisceaux consulaires son épée devenue inutile, et (pour donner satisfaction à ceux qui voulaient un Cincinnatus) avec un soc de charrue à ses pieds. Canova en fit un général romain.

D’accord avec Quatremère de Quincy, il jugea qu’il convenait en l’espèce de « parler le vrai langage poétique de l’art, » et par conséquent, « de changer l’apparence vulgaire et locale de l’image des grands hommes, soit contre celle de la nudité héroïque (qu’il avait imposée à Napoléon d’abord récalcitrant), soit contre cette sorte de costume historique dont le privilège est de généraliser le plus possible l’idée de leur personne. » Il revêtit donc le Père de la pairie américaine de la cuirasse antique et du sagum ; il le sculpta jambes et bras nus, méditant la lettre de démission qu’il va adresser au Sénat. Il n’eut pour la ressemblance du héros qu’un moulage de son masque et