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je rencontrai le capitaine Chaperon du Laarré. Il était abattu par les derniers événements. Nous nous assîmes ensemble sur le pas de la porte en fumant tristement.

Le général Denikine avait résolu de mettre au plus vite l’armée hors d’atteinte des bolchévistes, dont les réserves affluaient constamment à Ekaterinodar. Nous ne savions rien de notre destination, si ce n’est que nous allions vers le Nord.

Je posai la question à Chaperon en français s

— Savez-vous où nous allons ?

Il eut un geste vague.

— Dans la nuit noire ?

— Vous l’avez dit : dans la nuit noire.

Ainsi nous cheminions en proie à une cruelle dépression. Ekaterinodar, qui avait brillé à nos yeux comme la terre promise, ne nous avait apporté que désillusion. Là était tombé le général Korniloff. Là notre armée s’était brisée contre les forces, sans cesse renouvelées, de l’ennemi.

La popularité de Korniloff était énorme. De son successeur on savait peu de chose, et cette marche précipitée vers un terme inconnu était faite pour inspirer bien des craintes. Il circulait des bruits alarmants : on allait jusqu’à envisager la dislocation de l’armée.

Ce qui acheva de nous impressionner péniblement, ce fut la nécessité d’abandonner une partie de nos blessés. Nous ne savions que trop le sort qui les attendait : hélas, ils furent massacrés sans pitié par les bolchévistes ainsi que les infirmières restées près d’eux.

Je ne décrirai pas cette marche de jour et de nuit, sur une distance de cinquante kilomètres. Sur mon carnet de notes il est parlé des « jours de grande désillusion, » du froid, de la masure vide où il nous arriva de nous réchauffer avec le colonel Korniloff, c’était l’homonyme du général et il avait été son aide de camp, des villages inhospitaliers qui nous recevaient comme des fuyards et des soldats en retraite...

Enfin nous arrivâmes dans la colonie célèbre « Gnatschbau. » Cette colonie allemande, échantillon d’ordre et de propreté, avec ses fabriques de bière et de charcuterie, présentait vraiment la vue d’une oasis, parmi la saleté des autres villages. Nous y arrivions après une marche pénible, brisés de fatigue, abattus.