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Nous avions faim et soif : nous nous jetâmes avidement sur tout ce qui pouvait se boire et se manger.

Le matin du 2 15 avril, nous fûmes rejoints par les bolchévistes : leur artillerie ouvrit le feu sur nous. Nous ne pouvions riposter : il ne nous restait que quatre pièces, les autres ayant été abandonnées, faute de munitions. Les rouges, au contraire, avaient des batteries et tiraient par rafales. Dans la maison qu’occupait le général Alexéïeff, un de ses officiers fut tué. Dans la cour de notre maison, un des conducteurs de chariot fut grièvement blessé au ventre et son cheval tué. Vers le soir, les bolchévistes ayant reçu du renfort, il devint impossible de tenir dans le village. Tout le convoi avait été rassemblé dans l’unique rue. On abandonna tout ce que l’on put. Nous manquions de chevaux et ceux que nous possédions étaient fourbus. Une partie des blessés ne put, non plus, être emmenée. On allait, chacun pour soi. C’était, dans l’obscurité de la nuit, des cris, des gémissements, des jurons. Dieu vous garde de vivre une retraite pareille, avec des gens qui ont perdu la tête et subissent l’ascendant d’un ennemi supérieur en nombre et en matériel !

Il faisait encore nuit noire quand nous atteignîmes la voie du chemin de fer d’Ekaterinodar à Timochevskaïa. Ordre de stopper ; défense de fumer, défense de parler dans les rangs. En avant, adroite et à gauche, de petites lueurs trouaient l’obscurité. Devant nous passaient des cavaliers qui transmettaient à voix basse l’ordre, à ceux qui étaient armés, d’avancer.

Soudain, deux détonations retentirent. A la vive lumière de cette double explosion» nous aperçûmes le talus du chemin de fer et, à cent pas environ, un train bolchéviste. Au passage à niveau se trouvait le général Markoff, comme toujours en veste grise et bonnet d’astrakan, sans armes, un fouet à la main. Comme toujours aussi, il jurait et sacrait.

Le train ennemi était arrêté. Deux wagons brûlaient et on entendait éclater leur approvisionnement en munitions. Parfois, un obus crevait la paroi d’un compartiment, et filait avec un sifflement particulier. Nous ne pouvions nous rendre aucun compte de la situation, impossible de comprendre ce que tout cela signifiait.

Voici ce qui s’était passé. Le général Markoff marchait à l’avant-garde. Il avait réussi à traverser la voie par surprise, et