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existe une « antinomie complète, » nous dit-on, entre l’œuvre shakspearienne et l’homme dont elle porte le nom. Quand, d’un côté, on se représente l’acteur Shakspeare d’après ce que nous savons de lui, « de ses origines, de sa vie, de son milieu, de ses goûts ; » quand, de l’autre côté, on songe à l’insurpassable beauté des pièces, « ces joyaux insignes parmi les plus précieux du patrimoine de l’humanité, » on sent naître en soi la conviction qu’il est impossible de les rattacher « en aucune façon à la biographie de l’homme qui est censé les avoir écrites. » Et, pour soutenir cette assertion, on développe les termes d’une violente antithèse. On prend d’abord la vie de Shakspeare et l’on trace le plus noir des portraits. Shakspeare devient le fils d’un « cultivateur ruiné » de Stratford. Il n’aurait reçu qu’une instruction tout à fait rudimentaire, si même il fréquenta jamais une école, car d’aucuns vont jusqu’à essayer de prouver qu’il ne savait ni lire ni écrire. Il débuta à l’âge d’homme en mettant à mal une paysanne qu’il fut contraint d’épouser. Et ce trait révélateur de la grossièreté de ses instincts n’est pas unique dans une existence, où ne se rencontrent que « des faits tous vulgaires et souvent peu favorables. » Il s’enfuit de Stratford, abandonnant sa femme, mena à Londres une vie certainement honteuse, — puisqu’on le perd de vue pendant plusieurs années, — se fit voleur, assure M. Demblon, occupa en tout cas dans un théâtre la plus vile des situations, au mieux celle de « valet d’acteurs, » et ne sortit jamais de ce milieu d’histrions « dont on sait assez les mœurs et les pratiques cyniques. » C’était d’ailleurs un homme intéressé « que l’appât du gain seul conduisait, » « un créancier impitoyable, » qui défendit avec âpreté l’argent sordidement amassé, « une manière de Shylock, » qui n’hésitait pas à « frapper son voisin dans sa chair, » allant jusqu’à faire emprisonner un de ses « amis d’enfance, » et qui finit par se retirer dans sa « bourgade » pour y mener l’existence du « gros propriétaire tranquille, » en compagnie d’autres usuriers comme lui. Bref, un personnage fort peu sympathique, qui semble n’avoir pas eu d’amis, un homme de rien, un rustre sans éducation, sans cœur et sans scrupules, et dont tous « les actes sont non seulement exclusifs de toute grandeur, mais même ne comportant que médiocrité de sentiments ou platitude de caractère. »

Et en regard de cet homme vulgaire, on évoque l’âme qui