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emplit l’œuvre. C’est « une âme unique, l’une des plus vibrantes, l’une des plus compréhensives qui aient paru dans le monde. » Au travers de la page imprimée, on devine l’esprit le plus savant de son siècle et peut-être de tous les siècles. S’il y a une chose qui s’impose, affirme-t-on, « c’est la culture étonnante, ample, inattendue, merveilleusement riche du dramaturge. Son emploi de la mythologie ancienne, pour ne choisir qu’un aspect entre bien d’autres, révèle une connaissance de ce domaine toujours présente et sûre. Que dire de sa prestigieuse éloquence d’homme nourri de la pure moelle des modèles antiques ? » Cet écrivain, au surplus, connaissait à fond le monde de la cour. « Jamais les milieux princiers et aristocratiques, leurs idées, leurs sentiments n’ont été compris avec une pénétration plus intime, plus nuancée. De même la signification de la race, de la noblesse, du sang, n’a jamais rencontré un interprète plus sympathique. » Et tous les anti-stratfordiens, depuis les baconiens jusqu’à M. Lefranc, s’accordent à affirmer que l’auteur de cette œuvre « ne pouvait être qu’un membre de l’aristocratie anglaise, un patricien, familier par sa naissance et par son éducation avec la politique, les mœurs, les traditions, les idées, les sentiments, les préoccupations et le langage des classes sociales les plus élevées et les plus policées de l’époque élizabethaine. »

Or cet axiome à termes antithétiques si exactement balancés, qui a servi de point de départ à toutes les discussions et sans l’acceptation duquel toutes les thèses s’écroulent, constitue une double erreur. Il s’est produit dans le développement des études shakspeariennes un phénomène curieux. A mesure que les recherches se faisaient plus minutieuses et, en apparence, plus précises, on a vu s’élever un véritable mirage à la poursuite duquel on a vite perdu le sens de la réalité. Les critiques ont voulu connaître dans ses particularités la carrière de cet écrivain prodigieux : il a semblé que si l’on pouvait pénétrer dans l’intimité de l’homme, on apprécierait l’œuvre avec plus de sûreté. Mais il a fallu constater que, dans le cas de Shakspeare, — comme d’ailleurs pour tous les gens appartenant à cette époque déjà lointaine, — le temps a fait d’irrémédiables ravages. Des documents ont disparu qui nous fourniraient aujourd’hui une explication simple et naturelle de la plupart de nos étonnements. Nous devons renoncer à écrire une biographie détaillée et complète de Shakspeare.