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il voulait partir pour Rome et c’est de ce projet qu’il parle dans sa lettre. Je ne crois pas qu’il ait conté toutes ses douleurs à d’autres qu’à ma tante. Mais elle a un merveilleux talent pour inspirer la confiance et soulager tous les chagrins ; il était d’ailleurs sûr de son admiration, de son amitié et de son silence.

Gérard est un des hommes les plus aimables et les plus amusants qu’il y ait. Il cause à merveille, il est fort poli, et c’est une chose charmante que de lui entendre regarder des gravures ou des dessins. Une seule chose gâte sa conversation, c’est l’entortillage ; il n’exprime jamais sa pensée sans périphrase ; il tourne, tourne toujours, il ne va jamais droit au but. C’est amusants d’observer dans des choses indifférentes, mais j’en ai vu ma tante bien ennuyée, lorsqu’il s’agissait d’affaires ; il a une grande vanité qui se trouve souvent blessée dans les rapports de la société. Malgré tout l’empressement que l’on a pour son grand talent, la société aristocratique française a tant de sottise qu’il doit s’apercevoir de la différence qu’on met entre lui et eux. C’est sans doute le premier des artistes, mais ce n’est jamais qu’un artiste.

On disait que Gérard ne recevait plus parce que son père était malade. Est-ce que cela a un père ? dit M. de Balk. Enfin il reçoit beaucoup de monde ; il a la meilleure compagnie en hommes, une très bonne maison, et il n’est pas de femmes de ce qu’on appelle la société qui aillent chez lui.


Dimanche soir, avril 1822.

Nous avions quelques personnes. La duchesse de Devonshire venait passer une dernière soirée avec ma tante, et M. de Montmorency, le duc de Laval [1], M. de Forbin [2] et quelques autres étaient ici.

La duchesse de Devonshire [3] est bien une grande dame

  1. Adrien de Montmorency.
  2. Le comte de Forbin, né en 1779, avait fait la connaissance de Mme Récamier à Rome, en 1813 ; il avait été chambellan de Pauline Borghèse ; amateur d’art et peintre lui-même, il devint, sous la Restauration, directeur général des Musées de France et membre de l’Académie des Beaux-Arts. Son intimité avec Mme Récamier avait vivement excité la jalousie de Benjamin Constant, qui s’en plaint âprement dans son Journal intime.
  3. Elisabeth Hervey, née en 1759. Mme Récamier l’avait connue à Londres en 1802, alors qu’elle était lady Forster. Un second mariage la fit duchesse de Devonshire, après la mort de Georgina Spencer, première femme de William Cavendish. Elle se fixa à la fin de sa vie à Rome où elle devint l’amie du cardinal Consalvi et où elle mourut en 1824.