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faut, c’est par un instinct spontané ; s’ils parent les attaques, c’est grâce au sang-froid né du danger, le même qui faisait surgir de tous les groupes de soldats un chef improvisé, capable de concevoir et d’appliquer instantanément les mesures les plus propres à sauver la situation ; s’ils prennent l’offensive, c’est par la vertu de leur tempérament endiablé, qui déconcerte l’adversaire ; s’ils triomphent, c’est par le mérite de leur fougueuse individualité.


VERS MODANE

La nuit a gagné la campagne ; elle est entrée dans le wagon qui me mène vers la dernière étape, vers ce Modane où les voyageurs, courant de la douane à l’office des passeports, des passeports au buffet, du buffet aux guichets, empliront la gare de leur affolement. Les gendarmes, et les douaniers, et les porteurs, et les employés de chemin de fer, et les Italiens qui gesticulent, et les Français qui crient, et les habiles qui retiennent leurs places, et les maladroits qui ont perdu leurs bagages, feront entendre un bruit de houle, sur les quais du grand hall vitré qu’un souffle glacial balaye ; j’écouterai le halètement des machines, et les coups de cloche, et les sonneries, et les sifflets ; j’aurai encore une fois l’impression bizarre d’un grand navire en détresse, que les passagers quittent pour monter confusément dans les chaloupes, sous l’œil de l’équipage qui les regarde partir. L’heure du retour est venue.

La lueur d’une lanterne laisse voir, au passage, des rochers abrupts ; dans le lointain clignotent les vitres des villages accrochés aux montagnes ; il fait froid, la bise pénètre par les fenêtres mal jointes. Le train gravit les côtes en criant ; les roues grincent. Je suis plongé dans une somnolence où il entre de la fièvre, et d’où m’arrachent, par intervalles, les cahots ou les brusques arrêts. Dans mon esprit flottent les images accumulées depuis trois mois. Je suis las d’avoir eu l’attention toujours prête, d’avoir sans relâche écouté, regardé, noté, d’avoir recueilli tant d’opinions que mes amis Italiens ont confiées à ma garde...

L’acre fumée des cigares saisit la gorge. La lampe qui vacille jette sur les hôtes du compartiment sa lumière jaunâtre, faisant sortir de l’ombre, par échappées, des figures lasses et des corps affaissés. La tristesse pénètre les âmes.

En face de moi, une conversation s’engage. Celui qui la mène est un Piémontais qui voyage pour affaires. Mais il ne