Page:Revue des Deux Mondes - 1922 - tome 12.djvu/610

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

s’agit pas d’un de ces commis voyageurs qui débitent régulièrement des sornettes en même temps que des produits alimentaires ou des étoffes de première qualité. Il s’agit, — au moins je l’imagine, à l’entendre et à le voir, — d’un industriel ou d’un ingénieur, qui vient d’ouvrir une modeste fabrique, et surveille lui-même le placement de sa marchandise, en attendant un plus vaste essor. Il est jeune, trente ans peut-être ; sa figure, entièrement rasée, est délicate et fine : énergique cependant. Il a fait la guerre. Il était dans une usine ; mais son frère, sous-lieutenant d’infanterie, ayant été tué sur le Carso, il a pris du service pour le venger, et on l’a fait entrer dans l’aviation. Il ne parle pas en vainqueur ; ses propos révèlent, au contraire, une amertume profonde. Après tant de privations, tant de souffrances, tant de jeunes vies sacrifiées, on était en droit, n’est-ce pas ? d’espérer un peu de bonheur ; c’est cette perspective seule qui donnait courage et patience, quand on était là-bas, sur le front. La paix est venue, les mois se passent, et l’aube du bonheur attendu ne luit pas. On vit dans l’incertitude du lendemain, dans le trouble. Il faut peiner, pour arriver à gagner tout juste sa misérable vie. Et il dit, avec gravité, comme s’il prononçait un verdict :

« Nous avons fait la guerre pour des gens qui n’en valaient pas la peine, pour les embusqués, pour les requins, pour les bolchévistes. Ce sont eux qui triomphent maintenant... »

Mais voici que tous se réveillent, deux paysans cossus, un Français, qui regagne comme moi la France, un vieil homme et son fils, une femme, un mécanicien, qui s’en va rejoindre un navire à Glasgow. Nous oublions le lieu et l’heure, la longue route, la fatigue du voyage, le froid et le triste décor. Nous écoutons, tant que nous sommes, la voix de notre compagnon de route, qui trahit l’émotion. C’est qu’en revenant du cimetière, où il était allé saluer la tombe fraternelle, humble croix parmi tant d’autres, il s’est arrêté à Aquileia, et qu’il a vu les onze cercueils des onze soldats ramassés sur les points les plus divers du champ de bataille, entre lesquels une mère en deuil devait désigner le corps glorieux du Soldat Inconnu. Ces cercueils étaient là rangés ; et sur eux tombait une neige de fleurs ; les anciens combattants, les jeunes filles, les vieillards, les enfants des écoles, tous les gens de la ville et tous les gens des villages d’alentour, passaient devant eux en pleurant, et sur eux