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si j’avais été mise en prison, et c’était la mienne s’il avait été accusé d’être « contre-révolutionnaire : » nous étions quittes ! Nous nous mîmes d’accord sur ce que nous dirions concernant la fuite d’André. J’étais contente de n’être pas seule. Mes nerfs étaient tendus à l’extrême : à deux, il était plus facile de supporter cet événement. On nous apporta un souper que nous attaquâmes avec délices, car nous mourions de faim tous les deux ; à notre grand étonnement, ce souper se trouva être très bon, ou peut-être nous parut-il tel après l’infâme nourriture de la prison.

Le lendemain matin, nous apprîmes que le jugement était fixé pour midi. On nous conduisit au C. C. E. P. R. (Comité central exécutif pan-russe). Les jugements avaient lieu d’ordinaire au « Revtribunal » (Tribunal révolutionnaire) ; mais notre affaire était, paraît-il, d’une telle gravité qu’il avait été décidé que nous serions jugés au C. C. E. P. R. qui correspondait à l’ancien Sénat. Les « contre-révolutionnaires » les plus importants étaient seuls amenés devant ce tribunal. C’était un honneur insigne dont nous aurions eu mauvaise grâce à ne pas nous montrer très flattés.

Nous fûmes introduits dans la salle où les accusés attendent leur tour. Plusieurs « défenseurs en droit, » — terme qui signifie « avocat » en langage bolchéviste, — vinrent nous offrir leurs services. On permettait aux prisonniers d’avoir des « défenseurs en droit » du C. C. E. P. R. Je répondis d’abord que je saurais bien me défendre moi-même, et que ce ne serait pas difficile, vu l’absurdité totale de l’accusation. Ils me conseillèrent néanmoins de ne pas refuser leur aide, ce qui ne m’empêcherait nullement de dire tout ce que j’avais à dire. Nous finîmes par nous entendre, et je n’eus point à le regretter par la suite.

Encore une heure d’angoisse... Nous fûmes enfin appelés dans la salle du jugement. Deux gardes nous accompagnaient. Je fus prise, soudain, d’une folle envie de rire. La situation était par trop absurde ! Cette Russie des Soviets, avec ses bourreaux communistes, m’apparaissait comme une maison de fous.

L’affluence était grande : le bruit ne courait-il pas que j’avais été prise en flagrant délit de trahison, qu’on avait découvert un complot important, toute une organisation contre-révolutionnaire ? Wrangel venait de déclencher une offensive ; les rouges étaient très agités, très inquiets, comme ils l’étaient