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toujours au moindre revers de leurs armées. Ma parenté avec lui rendait ma situation des plus fâcheuses. Lénine avait, parait-il, donné l’ordre de lui faire des rapports journaliers sur « le cours de mon affaire. »

Je sentis, en entrant dans la salle, des centaines d’yeux fixés sur moi. Ces misérables s’attendaient à voir une femme accablée. Ils jouissaient d’avance à l’idée d’humilier la princesse Kourakine... , eux, les prolétaires !... Je m’en rendis parfaitement compte, et m’appliquai à leur causer une déception. Je m’approchai du banc des accusés la tête haute, je jetai un regard sur la plateforme, tendue d’une étoffe écarlate, puis sur le Tribunal : quatre avocats, — tous Juifs, — d’un côté ; au milieu, assis à une grande table, le président du Tribunal, — un ouvrier russe ; ses deux adjoints et le secrétaire, — des Juifs également... ; à une petite table séparée, Krylenko, le grand Krylenko (alias Tzeitlin), ex-commandant en chef de l’armée rouge... Ce tyran dont la signature était au bas de milliers de sentences de mort, ce bourreau aux mains tachées de sang, Krylenko allait être mon accusateur... En vérité, on me gâtait !

Le Tribunal siégea pendant deux jours. Ce fut seulement le second jour, que vint mon « affaire. » La salle était comble, presque tout entière en sympathie avec moi.

— Accusée, interrogea Krylenko, avouez-vous votre faute ?

— Je n’ai rien à « avouer, » répondis-je, n’ayant aucune faute à me reprocher : je « reconnais » avoir écrit à Wrangel.

Krylenko m’accabla d’un torrent de questions et un vrai duel de paroles s’ensuivit entre nous. Il parlait de toute espèce de choses qui n’avaient aucune relation avec mon affaire, me demandant des détails sur mes propriétés : combien il y avait d’hectares, comment était la maison, combien de temps je passais dans mes biens, etc., etc. .

— Votre mari était-il au service de l’Etat ?

— Non.

— Avait-il une charge de Cour ?

— Oui, il avait le titre de Veneur à la Cour de Sa Majesté Impériale.

Krylenko fit une grimace dédaigneuse et me regarda d’un air moqueur.

— Ainsi, fit-il, il portait un uniforme chamarré d’or ?