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monte vers Péra livre malaisément passage aux automobiles et aux camions militaires qui montent et descendent en file ininterrompue. La foule qui se presse aux abords du Grand Pont est pittoresque et variée ; mais ce n’est plus la même bigarrure : la note disparate et vive, autrefois donnée par les costumes éclatants, brodes d’or et d’argent, dont les couleurs et la forme différaient selon les provinces, n’est plus guère constituée aujourd’hui que par les uniformes des militaires alliés, les houppelandes des Russes et les haillons des mohardjirs (réfugiés turcs). Les trompes et les sirènes des autos mêlent leur vacarme aux cris des marchands ambulants et aux roulements de sifflet des agents de police. Dans la rue de Péra, des patrouilles circulent : ce sont tantôt des marins anglais, tantôt des Américains, tantôt même des Grecs qui, en vertu d’un accord assez mal conçu, participent au maintien de l’ordre. Dans les locaux de leur ancien consulat, en plein Péra, les Hellènes ont installé une mission militaire : c’est là qu’est affiché le communiqué de Papoulas, et que le drapeau du roi Constantin est hissé chaque matin, amené chaque soir en grande cérémonie. A quatre pas de la mission hellénique, en tournant dans une petite rue, on trouve un Karakol, ou poste de police turc. Ce triangle dangereux est soigneusement surveillé, et l’on voit passer et repasser sur le trottoir, tantôt deux gendarmes français, tantôt deux carabiniers italiens, puis deux hommes de la police britannique..

Dans une ville immense et surpeuplée, où les éléments les plus hostiles vivent côte à côte, sans parler des réfugiés de tous les pays, le maintien de l’ordre est une opération terriblement difficile. La fiction en vertu de laquelle les Hellènes ne sont en état de guerre déclarée qu’avec les nationalistes d’Anatolie, et entretiennent par ailleurs avec le gouvernement de Constantinople les mêmes relations que les Anglais, les Français ou les Italiens, vient encore compliquer la situation. J’ai vu des recruteurs hellènes en uniforme arrêter dans les rues de Constantinople des Grecs réfractaires et les emmener, parmi les protestations d’une foule menaçante ; les policiers turcs se retiraient à l’écart ou regardaient ailleurs. Lorsque les bateaux de la flotte de guerre hellénique rentraient à leur base, c’est-à-dire à l’entrée du Bosphore, après avoir bombardé quelque village turc des bords de la Marmara, les matelots du roi Constantin descendaient à terre, envahissaient les caboulots de Galata et y vantaient bruyamment