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abandonnés abritent les cuisines ; entre les colonnes, les femmes ont suspendu des hamacs, où dorment les enfants. Je vois sortir d’une cellule un grand vieillard, qui courbe sa taille pour passer sous la porte basse : dans l’hiver de 19)12, il quitta Janina, pour se réfugier en Thrace ; au printemps dernier, chassé de Kirk-Kilissé, il est venu à Constantinople ; demain, s’il le faut, il ira plus loin, vers l’Orient, où Dieu voudra ; et sa main, d’un geste las, montre la direction des lieux saints.

A l’étage supérieur du couvent, une salle assez vaste, où par hasard il y a un plancher, sert d’infirmerie ; trois larges fenêtres s’ouvrent sur la Corne d’Or. Nous approchons du lit où repose, plutôt accroupie que couchée, une vieille femme à la peau très brune, d’une extraordinaire maigreur. C’est une Arabe de l’Yémen, échouée ici, qui sait comment ? « Laisse-moi partir, dit-elle au directeur en lui prenant les mains. Tu vois bien que je ne puis pas vivre ici. » Et, relevant d’un geste brusque la manche de sa robe noire, elle découvre un bras de squelette. Le directeur lui répond doucement, dans sa langue, qu’il a demandé aux Anglais de la rapatrier, et que les Anglais n’ont pas voulu. Alors la vieille Arabe se laisse retomber sur son lit ; ses yeux se tournent pleins de colère vers la fenêtre, vers l’admirable spectacle qu’offrent la colline et la mer baignées dans l’or du soleil couchant. Puis les yeux se ferment comme pour revoir le désert infini où elle est née, et où elle désespère de mourir.

Tandis que nous roulons vers Galata, mon compagnon résume en quelques chiffres toutes ces misères, celles que j’ai vues et celles que je ne soupçonne pas encore. 65 000 réfugiés sont venus de Thrace, de Smyrne et d’Aïdin ; 410 000, des autres vilayets d’Anatolie, ont fui vers l’intérieur : 870 000 ont été chassés par l’invasion russe entre 1914 et 1917. Depuis le début de la guerre balkanique jusqu’au 10 juin 1921, le nombre des mohadjirs, des malheureux qui ont abandonné leurs foyers et qui ne les retrouveront peut-être jamais, s’est élevé en Turquie à 1 772 822. Cependant, en Asie, on continuel brûler les villages, à massacrer et à déporter les populations, et l’on continuera « jusqu’à ce qu’une décision obtenue par les armes ait nettement tranché le différend. » Ainsi en ont décidé les grandes Puissances d’Occident, ou du moins ceux qui parlent en leur nom.