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ne m’apportait pas grande lumière, la presse étant soumise au double contrôle d’une censure ottomane et d’une censure interalliée. Je demandai et j’obtins communication des « comptes rendus de censure, » c’est-à-dire des articles ou des fragments d’articles dont les censeurs avaient exigé la suppression : je n’en fus pas beaucoup mieux édifié. Respectivement, le censeur français, ou l’anglais, ou l’italien, coupait une information ou une appréciation qu’il jugeait devoir nuire au prestige de son pays ou gêner l’action de son Gouvernement. Au surplus, peu d’indications sur les dispositions, sur les sentiments, sur les « réactions « du peuple turc. Une presse qui est sous le coup de la censure se censure elle-même, préalablement, et ne dit pas ce qu’elle pense : à plus forte raison, une presse orientale.

Il ne me restait donc qu’à interroger les Turcs, à leur demander de me faire connaître eux-mêmes leurs impressions, leurs craintes et leurs griefs, leurs regrets et leurs espérances. Que de choses j’aurais voulu savoir, et sur combien de points ma curiosité ne put-elle être satisfaite ! Comment les Turcs étaient-ils entrés dans la guerre ? quels souvenirs avaient-ils gardés de leurs alliés allemands ? de quelle manière envisageaient-ils à présent la réorganisation de leur pays et l’avenir de leur race ? que restait-il des anciens partis et dans quelles directions évoluaient les nouveaux ? quels sentiments enfin les animaient à l’égard de ces nations étrangères, dont les Gouvernements ne savaient pas encore s’ils démembreraient la Turquie jusqu’à l’anéantir, s’ils la prendraient en tutelle, ou si, tout en l’aidant à se relever, ils lui laisseraient son indépendance ?

A voir les Turcs de Constantinople chez eux ou dans la rue, à causer superficiellement avec eux, on eût pu croire qu’un sentiment dominait en eux tous les autres : l’acceptation résignée, du fait accompli, la passivité engendrée par le fatalisme, ou même l’indifférence. Là-bas, en Anatolie, d’autres Turcs se battaient, mouraient pour leur pays et pour leur foi ; mais le sultan-calife, conseillé ou contraint par des étrangers, les avait solennellement déclarés rebelles et excommuniés. Des hauteurs de Stamboul, quand le temps était clair, on pouvait voir sur la côte d’Asie les fumées des incendies allumés par les Grecs ; les musulmans, assis dans les cafés en plein vent qui dominent la Marmara, contemplaient ce spectacle sans s’émouvoir. Dans les