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doit être conduite avec tact, mesure et prudence. En matière sociale, où tout est affaire de nuances et de sage opportunité, les erreurs sont toujours graves, et, sous prétexte de fuir un excès regrettable, il ne faudrait pas tomber dans l’excès contraire, peut-être plus fâcheux encore. Les décentralisateurs d’aujourd’hui et de demain devront entendre les discrètes et justes réserves qu’Emile Boutmy formulait déjà sur les vues décentralisatrices de Taine. » Dans notre société nivelée et pulvérisée, disait-il, l’Etat est actuellement la seule expression de la pairie, le seul symbole visible d’une communauté historique glorieuse. Si l’on entreprend de diminuer cette grande figure, ce doit être sans raideur théorique, avec beaucoup de ménagements et de précautions, et en lui laissant toujours de quoi soutenir un haut personnage. Autrement, le patriotisme perdrait le dernier et le seul centre de conscience par où il se saisit et se reconnaît [1]. »

La thèse du « déracinement « appellerait des resserves analogues [2]. Comme la thèse de « l’étape, » dans le roman célèbre de M. Bourget, elle n’est juste qu’à la condition de n’être pas érigée en dogme, en principe rigide et absolu. Oui, sans doute, il serait bon qu’un grand nombre de ceux qui viennent chercher fortune à Paris trouvassent dans les cadres naturels de leur province natale un utile emploi de leur activité. Mais il y a des ratés, même en province, et je ne suis pas sûr que les six « déracinés » de M. Barrès, même s’ils n’avaient jamais quitté leur Lorraine, eussent beaucoup mieux tourné que sur le pavé de Paris. Plus que de leur « déracinement, » ils me paraissent les victimes de leur amoralité personnelle, et c’est ce que l’écrivain aurait dû plus nettement indiquer, et c’est ce qu’il aurait fait peut-être, s’il n’avait pas cru devoir affecter, au cours de ses trois volumes, un air et un ton d’amoralisme qui se traduit par maints détails d’une crudité inutile et un peu voulue, et qui rappelle trop les écarts de sa première manière... Pour en venir à des cas réels et concrets, plus probants que des cas imaginaires, à chaque instant ne constatons-udus pas autour de nous les heureux effets de certains « déracinements ? « Les lettres

  1. Emile Boutmy, Taine, Scherer, Laboulaye, A Colin, 1901, p. 43. —Cf. pp. 120-123, une très forte page dans le même sens, et dans les Questions politiques d’Émile Faguet (A. Colin, 1899), la belle étude intitulée : Décentralisateurs et Fédéralistes.
  2. Voyez là-dessus, dans la Revue du 15 novembre 1907, l’article de M. Doumic sur les Déracinés.