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Je l’interromps :

— Il en avait deux autres, peut-être plus précieuses encore : le sens du réel et le doigté dans l’exécution.

— En effet, ces deux qualités-là sont bien nécessaires. Mais, lorsqu’on gouverne, il faut, avant tout, savoir prendre des responsabilités et saisir le joint des événements... Tenez : voici là-bas notre sympathique Préfet de police, le prince Alexandre-Nicolaïéwitch Obolensky. C’est un excellent serviteur de l’Empereur et j’ai pour lui beaucoup d’amitié. Mais il y a une chose que je ne lui pardonne pas. Il était gouverneur de Riazan, en 1910, quand Tolstoï est allé mourir si étrangement dans la petite gare d’Astapovo. Vous vous rappelez que la famille montait la garde autour du mourant, afin qu’aucun prêtre ne put approcher [1]. A la place d’Obolensky, je n’aurais pas hésité : j’aurais fait enlever la famille par mes gendarmes et j’aurais introduit de force un prêtre. Obolensky objecte qu’il n’avait pas d’instructions, que les enfants de Tolstoï étaient malheureusement dans leur droit, etc. Mais peut-il être question de droit et a-t-on besoin d’instructions, lorsqu’il s’agit de reconquérir l’âme de Tolstoï pour notre sainte Église ?

  1. Voici quelques détails sur l’étrange fin de Tolstoï. — Agé de quatre-vingt-deux ans, il partit brusquement de Yasnaïa Poliana le 10 novembre 1910 au soir, accompagné du docteur Makovitsky ; sa fille Alexandra, que Tchertkov appelle sa « collaboratrice la plus intime, » était dans le secret du départ. Il arriva le lendemain au couvent d’Optina ; il y passa la nuit à écrire un long article sur la peine de mort. Dans la soirée du 12, il alla au monastère de Chamordino, où sa sœur Marie était nonne : il dîna avec elle, et lui exprima le désir qu’il avait de finir sa vie à Optina, « en s’acquittant des plus humbles besognes, mais à condition qu’on ne l’obligeât point à entrer dans l’église. » Le soir, il eut la surprise de voir arriver sa fille Alexandra. Sans doute le prévint-elle que sa retraite était connue, qu’on était à sa poursuite ; ils repartirent aussitôt pour Kozelsk, avec l’intention de gagner les provinces du Sud. En route, Tolstoï tomba malade, à la gare d’Astapovo, et dut s’y aliter, atteint de congestion pulmonaire. On l’installa dans le logement du chef de gare.
    Son état s’étant subitement aggravé, des médecins de Moscou furent appelés en consultation ; la famille accourut de son côté.
    Le soir du 18 novembre, l’higoumène d’Optina, le Père Varsonofi, descendit à la gare d’Astapovo et demanda qu’on le laissât pénétrer auprès du mourant : il déclarait que le Saint-Synode l’avait chargé de réconcilier Tolstoï avec l’Église orthodoxe. Les médecins et la famille, invoquant l’état du malade, refusèrent l’entrevue sollicitée. En effet, les forces de Tolstoï déclinaient rapidement, bien qu’il gardât son entière connaissance. Le 19, il eut deux crises cardiaques, dont la seconde faillit l’emporter.
    Tolstoï s’éteignit doucement le 20 novembre à six heures du matin, il avait eu le temps de formuler sa dernière volonté : des obsèques sans rites, sans couronnes, sans fleurs. Deux jours après, le corps fut ramené à Yasnaïa Poliana, où s’accomplirent très simplement les funérailles.