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Que penseraient Viviani et Albert Thomas, s’ils entendaient ?

L’heure des toasts est venue. Le toast de Rodzianko est patriotique, banal et boursouflé ; le mien est tout protocolaire ; celui de Sazonow est terne et guindé.

Dans l’intervalle, les assistants ont entonné l’hymne russe. Puis Chaliapine, le génial Chaliapine a chanté la Marseillaise ; il y a mis un art de diction, une ampleur de style, une puissance de lyrisme et de passion, qui a fait passer sur l’assemblée un souffle d’enthousiasme révolutionnaire, un souffle de Danton. J’ai mesuré alors comme le public russe est inflammable.

C’est dans cette atmosphère brûlante que Viviani prend la parole. En grand ténor parlementaire, il sent tout de suite que son auditoire ne demande qu’à vibrer. Sa voix ardente, son geste large et varié, son regard tour à tour pathétique et tendre, ses périodes d’un rythme puissant et prolongé font merveille. Lorsqu’il s’écrie : « Pas de paix séparée ! La guerre commune ! voilà le pacte d’honneur qui nous lie ! Nous irons ainsi ensemble jusqu’au bout, jusqu’au jour où le droit profané sera vengé... Nous le devons à nos morts ; car ils seraient tombés en vain. Nous le devons aux générations qui nous suivent, etc., » on lui laisse à peine achever sa tirade et la salle croule sous les applaudissements. Chaliapine, le visage inspiré, les yeux pleins de larmes, s’est peu à peu avancé jusqu’à la table d’honneur. On lui redemande la Marseillaise ; il remonte sur l’estrade, et, de nouveau, l’hymne sublime soulève l’auditoire.

Les ministres de l’Empereur se regardent avec une vague inquiétude : ils semblent se dire : « Ah çà ! où allons-nous ?... Que va-t-il se passer ? »

Enfin, le leader du parti « cadet » à la Douma, Basile-Alexéïéwitch Maklakow, se lève. Dans un français excellent, avec une articulation mordante et un geste tranchant, il rappelle qu’il a été un pacifiste et il ajoute qu’il reste un pacifiste impénitent, ce qui ne l’empêche pas d’être passionnément belliqueux : « car cette guerre sera le suicide de la guerre : car, au jour de la paix, nous ferons une carte de l’Europe qui rendra désormais la guerre inutile... » Sa péroraison est une invocation à la France, « à la France dont l’univers a besoin d’entendre la voix, à la France qui, au XVIIIe siècle, a proclamé les principes immortels, symboles de l’idée pacifiste, à la France de l’avenir