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Jeudi, 15 juin

Les Russes progressent, sans arrêt, vers Tarnopol et Czernowitz ; ils ont franchi la Strypa et le Dniester. Le total de leurs prisonniers s’élève aujourd’hui à 153 000.



Vendredi, 16 juin,

A dîner, quelques intimes.

La table est dressée dans la salle des fêtes, devant la grande baie vitrée qui s’ouvre au Nord, sur la Néwa, et le service est commandé pour neuf heures et demie, afin que nous puissions jouir de l’extraordinaire spectacle que le ciel nocturne de la Russie septentrionale offre dans la semaine du solstice.

Quand le repas commence, il fait grand jour encore. Mais, depuis Okhta jusqu’à la Forteresse, toute la rive s’enlumine de couleurs fantastiques. Au premier plan, le fleuve étale sa nappe d’un vert sombre et métallique, où se glissent par instants des coulées rougeâtres, semblables à des flots de sang. Plus loin, les toits des casernes, les coupoles des églises, les cheminées des usines se détachent sur un fond tragique de pourpre, d’améthyste, de bitume et de soufre. Le décor change incessamment. De minute en minute, et comme sous la main d’un alchimiste prodigieux, d’un Tubalcaïn titanique, les couleurs surgissent, rayonnent, s’exaltent, se dégradent, se fondent, se transmuent, se volatilisent. Les apparences les plus diverses, toutes les combinaisons imaginables se succèdent. On dirait tour à tour des cataclysmes de la nature, des éruptions volcaniques, des écroulements de murailles, des rutilations de fournaises, des incandescences de météores, des éblouissements d’apothéoses.

Mais, vers onze heures, le ciel se décolore peu à peu, la fantasmagorie s’éteint. Depuis la terre jusqu’au zénith, le firmament se voile d’une vapeur diaphane, une vapeur d’argent et de perles. Çà et là une fluorescence trahit la palpitation d’une étoile. Dans une harmonie de pénombre et de silence, la ville s’endort avec sérénité.

A minuit et demi, quand mes hôtes me quittent, une éclaircie rose annonce déjà l’aurore, aux confins de l’Orient...