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avez du loisir pour ces sortes de choses. J’ai donc réuni là toutes les aises de la vie. J’ai même une maison louée à une famille [1] qui me permet de n’être pas seul quand je suis trop fatigué de veilles, et de travaux. J’ai de vastes écuries, des remises, etc., et j’ai aussi, enfin, une cave à moi, mais une cave vide et ne sais où est votre cousin ou neveu Robin [2]. Mais vous êtes près de l’Hermitage [3], vous êtes à deux doigts de Tournon ; ainsi, si ce n’est pas trop présumer de votre vieille amitié pour un pauvre écrivain public, je vous demanderai de me faire envoyer une pièce de vin rouge et une de blanc, à M. de Balzac, à Sèvres, rue de Ville-d’Avray, aux Jardies. Il n’y a ni entrées, ni rien à payer ; nous n’avons pas d’octroi. Faites les prix pour moi, en pensant que je suis devenu plus gueux qu’en aucun temps, car, hélas ! commandant, cette maison ou ces maisons ont fait la boule de neige et ont augmenté ma dette qu’un jour ou l’autre le succès doit payer. Ma vie est toujours celle de l’armée d’Italie, moins Napoléon. Je me bats, je verse des flots d’encre, je passe les nuits, je mange un pain trempé de cervelle et n’aperçois point de Léoben, ni de triomphe matériel. La contrefaçon belge m’a enlevé déjà douze cent mille francs. La librairie se meurt et je ne peux vivre qu’avec les journaux qui me font le traitement d’un maréchal de France [4], ce qui ne suffit pas à éteindre l’arriéré. Voilà ma situation, dear commandant, et il faut toujours écrire, être toujours neuf, jeune, ingénieux, et achever mon histoire de la société moderne en action. Je puis vous dire ces choses à vous qui êtes une vieille connaissance et qui m’aimez un peu, malgré l’isolement, les séparations et nos traverses car nous sommes deux vieux lutteurs et nous sommes liés par une estime réciproque. Je vous dois plus d’un détail, je suis votre débiteur de plus d’une manière : aussi ne croyé-je pas nécessaire de vous demander la permission de vous dédier quelqu’une de mes histoires. J’éprouverai bien du

  1. La ramille Guidoboni Visconti. Béatrix est dédié à « Sarah : » Mme Guidoboni Visconti, née Sarah Lowell. Mme Hanska en était fort jalouse.
  2. Michel Robin, négociant à Lyon.
  3. Balzac goûtait fort le crû de l’Hermitage : Genestas le buvait de préférence au thé que lui offrait le Médecin de campagne.
  4. Balzac fit paraître la plupart de ses romans dans des revues ou des journaux (notamment, en 1839, le Curé de village dans la Presse), avant de les publier en volumes et se faisait en effet payer très cher. En 1839, le traitement d’un maréchal était de 30 000 francs.