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Balzac à Périolas.


Aux Jardies [1], à Sèvres (juin 1839).

Cher commandant,

M. Carraud m’a appris que vous étiez pour le moment caserné à Lyon avec l’alternative de faire feu quelque matin sur les républicains [2], ce qui vous amusera beaucoup moins que de tirer sur les Kaiserlick. Que Dieu vous garde ! J’ai pensé que vous deviez vous ennuyer passablement dans cette grande scélérate de ville où il y a peu de poésie et beaucoup de mercantilisme, et j’ai pensé à vous voler un peu de temps en vous donnant une petite commission. Vous aura-t-on dit que j’ai renoncé à Paris du moment où je me suis aperçu que je serais plus près du Palais-Royal à Sèvres qu’à la rue Cassini ou à la rue des Batailles [3], forcé que je suis d’habiter un faubourg pour avoir la paix [4] nécessaire à mon état de noircisseur de papier, et que ce fait est arrivé par la vertu du chemin de fer (rive droite) [5].

Et j’ai fait bâtir une maisonnette, deux maisonnettes, trois maisonnettes et bientôt un village, dans la vallée de Sèvres, à Ville-d’Avray, au lieu dit les Jardies [6] et de manière à me trouver sur le débarcadère même de ce chemin de fer. En sorte que d’une allée de mon jardin je monte en vaggon (sic). Commandant, j’ai planté là ma tente pour une dizaine d’années, temps nécessaire à l’achèvement d’une bâtisse littéraire bien autrement longue, coûteuse et chanceuse [7]. Vous devez en voir de temps en temps quelque fragment, si vous

  1. Balzac y séjourna de juillet 1838 à l’automne de 1840.
  2. Périolas tint garnison à Lyon de 1839 à 1842. On craignait en juin 1839 que le procès de Barbès et des insurgés du 12 mai n’eut sa répercussion en province et surtout à Lyon.
  3. Où il habita, de 1835 à 1838, au n° 13, sous le nom de Mme Vve Durand, sans abandonner légalement la rue Cassini. Le salon de la rue des Batailles a été décrit dans la Fille aux yeux d’or. Aujourd’hui la rue des Batailles n’existe plus. Elle a été remplacée par la partie de l’Avenue d’Iéna située entre la place d’Iéna et les jardins du Trocadéro.
  4. Surtout pour fuir ses créanciers et la garde nationale.
  5. Inauguré officiellement le 2 août 1839.
  6. Balzac a décrit sa maison des Jardies dans les Mémoires de deux jeunes mariées : c’est le chalet de Louise de Chaulieu. Gambetta le démolit.
  7. La Comédie humaine.