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Une grande tête chevelue et barbue de prophète devenu fou au vent du désert, mal soutenue par un corps mince et courbé sur deux jambes brisées de fatigue et tenues debout par une résistance invaincue, telles que devaient être celles de Michel-Ange sur les échafaudages de la Sixtine.

La main droite dans sa poche, il gesticule de l’autre, et il ne sort jamais celle-là comme si elle était paralysée.

La même pitié et la même angoisse aujourd’hui m’étreignent, qui m’assaillirent quand j’appris que, depuis sa démence, il avait, dans sa main cachée, un morceau de cire rouge à modeler et qu’il répétait sans cesse, avec le pouce et l’index, le mouvement que fait le modeleur pour l’amollir et l’amincir.

Heurté au front, dépossédé de toute puissance créatrice, il n’avait conservé que ce geste instinctif, ce mouvement plastique, cette habitude technique d’artisan cellinien, de fondeur à cire perdue.

Il est là dans l’enfer de mon œil bandé, vivant d’une vie terrible.

Il me regarde du fond de sa tristesse désespérée.

La vision prend une intensité si cruelle que je fais un effort pour ne pas crier d’épouvante et de douleur.

Ma fille s’est éloignée. J’entends venir de la chambre voisine le léger froissis du papier qu’elle coupe.

Dominant le frisson, je pose la pointe du crayon sur le bord de la bande.

J’écris ces mots :

« O ma sœur, pourquoi deux fois m’as-tu trompé ? « 

Anxieux, j’appelle la créature vigilante qui accourt.

Je lui dis : « Prends, regarde si tu peux lire. »

Elle emporte la bande qui fait le bruit d’une feuille de palmier.

Silence.

Les instants me semblent éternels, que bat mon cœur éperdu.

J’écoute.

Dans l’autre chambre, la voix mélodieuse lit d’un trait la phrase qui, certes, doit lui sembler sibylline : « O ma sœur, pourquoi deux fois m’as-tu trompé ? « 


La première fois, la mort l’emporta de peu sur la gloire, en tuant mon compagnon qui s’était juré de faire avec moi le voyage sans retour.