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page par page, les artisans de Fabriano, et où ils imprimaient le filigrane de ma devise qui, aujourd’hui, me fait peur, comme un supplice perpétuel : Per non dormire. Il est lisse, un peu dur, coupant sur les bords et aux angles.

Il y a quelque chose de religieux dans mes mains qui le tiennent. Un sentiment vierge renouvelle en moi le mystère de l’écriture, du signe écrit.

Et je tremble devant cette première ligne que je vais tracer dans les ténèbres.

Art poursuivi avec tant de passion et entrevu avec tant de désir !

Amour désespéré du mot gravé pour des siècles !

Mystique ivresse qui, parfois, de ma propre chair et de mon propre sang faisait le verbe !

Feu de l’inspiration qui, tout à coup, fondait l’ancien et le nouveau en un alliage inconnu !

Ma main soupesait la matière. La matière avait une couleur, un relief, un timbre.

La plume était comme le pinceau, comme le ciseau, comme l’archet du musicien, La tremper était un plaisir glorieux.

L’esprit, humble et superbe, tremblait en considérant la rame compacte et intacte à transformer en un livre vivant.

La qualité de l’huile pour la lampe était choisie comme pour une offrande à quelque dieu sévère.

Et dans les heures de création heureuse, la chaise dure devenait un prie-dieu grinçant sous les genoux qui supportaient la violence de mon corps plié en arc.

A présent mon corps est dans un cercueil, étendu et serré.

Hier mon esprit se débattait comme un grand aigle pris au piège. Aujourd’hui il est recueilli, attentif, sagace.

Mais mon cœur bat sans mesure.

Je palpe le papier. La main qui tient le crayon est convulsée, presque douloureuse.

Tout à coup, dans le champ ardent de mon œil m’apparaît la figure de Vincent Gemito, le sculpteur, tel que je le vis aux premiers temps de sa folie, montant vers sa prison par une pente pierreuse et éblouissante, où des troupeaux démoniaques de chèvres mordillaient les herbes sèches.

Je le vois, dans une pièce étroite comme une cellule, s’agiter entre la porte et la fenêtre, avec ce mouvement continuel du fauve en cage.