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Le cri des sentinelles aériennes enrouées par le brouillard.

Une ville de songe, une ville d’outre-monde, une ville baignée par le Léthé ou par l’Averne.

Les fantômes passent, vous effleurent, se dissipent.

Renée va devant moi comme alors, et Manfred marche à côté d’elle. Ils parlent, comme Renée et mon compagnon parlaient.

Par moments, le brouillard s’interpose entre eux et moi.

Nous franchissons les ponts. Les lampes luisent, comme des feux follets dans un cimetière.

La Piazza est pleine de brouillard, comme une vasque d’eau opaline.

Les vieilles Procuraties sont presque invisibles. Le sommet du Campanile se perd dans la vapeur.

La Basilique semble un écueil dans une mer brumeuse.

Les deux colonnes de la Piazzetta sont pareilles à deux colonnes de fumée qui montent de deux tas de cendre égaux.

Sur le quai des Esclavons, les lanternes des bateaux accostés.

La musique légère du Café oriental, derrière les portes embuées : un air de danse.

Le chant des ivrognes.

Les fantômes errants.

Les morts se promènent, cette nuit, comme dans la nuit qui va de la Toussaint au 2 novembre.

Nous nous séparons dans le vestibule de l’hôtel Danieli. Je souhaite que Renée dorme cette nuit.

Je regagne la Casa Rossa, tout seul. Mon ami est avec moi, en esprit. Mon cœur distille un regret profond.

Je regarde la rive où abordait son canot, où chaque soir nous nous serrions la main en nous disant : au revoir.

Sur la Piazzetta un homme se retourne au bruit de mes pas.

Il se retourne encore ; il s’éloigne, devient une ombre de fumée ; il se perd.

J’entre sous les Procuraties éclairées par les lampes bleues. Je suis surpris d’entendre une famille nombreuse parler de choses usuelles, avec la stupidité pesante de gens qui viennent de faire bombance. Sont-ils vivants ? Sont-ils morts ? Je les dépasse. Ils deviennent des ombres.

Au delà du pont Saint-Moïse, comme je pense, avec un frisson, qu’il va me falloir passer devant la ruelle de la cour