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je sus aimer ; de mon immobilité d’ici s’en va vers lui tout ce qui, en moi, fut digne de son amour.

Je souffre, et il ne souffre plus ; mais pour l’un et pour l’autre la chair est abolie, tandis que les esprits se rejoignent.

Son dernier mot par moi entendu sur la rive qui s’enfuyait, sa main livide et glacée effleurée de mes lèvres, avant que le couvercle me la dérobât : depuis ce mot jusqu’à ce froid, ai-je vécu avec lui ou suis-je mort avec lui ?


Ce n’est plus une apparition, c’est une présence continuelle.

C’est la veille de l’enterrement.

C’est le soir de saint Etienne. Son feu est allumé. Je suis assis où il avait coutume de s’asseoir. Par moments, il m’anéantit. Je me perds en lui.

Je n’entends plus ce que, près de moi, disent les vivants.

Cinerina est là aussi, avec son étrange visage génial qui me fait penser au jeune Beethoven, les yeux plus grands qu’à l’ordinaire, ces yeux dont le regard s’enrichit de mélancolie et d’ironie mêlées comme en un mystérieux collyre. Manfred Gravina est là lui aussi, pour me consoler, pour me faire croire qu’il y a encore des amis de par le monde, qu’il y a encore des camarades liés par un serment pour la guerre.

— Quel temps fait-il, dehors ?

Cinerina dit qu’à sept heures, quand elle est arrivée, le ciel était magnifique. Manfred dit qu’il y a maintenant un brouillard épais.

Il est dix heures. Il est temps de s’en aller. Renée a sommeil.

Je mets mon grand manteau gris sur mon gros maillot d’aviateur. Tous les gestes, dans l’antichambre, se répètent comme au temps où il était là Mais son petit manteau noir n’est plus accroché à la patère dorée ; on n’entend plus sa voix gracieuse et ironique.

Nous sortons. Nous mâchons le brouillard.

La ville est pleine de fantômes.

Les hommes marchent sans bruit, enveloppés de brume.

Les canaux fument.

Des ponts, on ne voit que la bordure de pierre blanche, sur chaque degré.

Un chant d’ivrogne, un bruit de voix, des caquetages.

Les lanternes bleues dans la fumée.