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Les mains jointes sur la poitrine, jaunâtres.

Ses deux pieds enveloppés de gaze blanche.

Le pied droit est cassé. Le pouce d’une main est cassé. Une jambe est cassée. Plusieurs côtes sont cassées.

Il a sa vareuse bleue à boutons d’or, celle d’hier.

On veut m’entrainer dehors. Je refuse. Je reste à genoux. Je prie qu’on me laisse seul.

Quand je suis seul, je me penche sur le mort, je l’appelle plusieurs fois. Mes larmes pleuvent sur son visage. Il ne répond pas ; il ne bouge pas.

Je retombe à genoux.

Les rumeurs du jour.

Halètement des canots à pétrole sur le rio.

Le bruit sourd des pas sur le ponton.

Un matelot entre avec un faisceau de cierges : il met les quatre cierges aux angles du lit.

Entre Louis Bologna, entre Charles della Rocca. Je ne peux me remuer, je ne peux me lever.

Quelqu’un dépose aux pieds du cadavre un bouquet de fleurs. Je crois reconnaître Silvio Montanarella, notre plus jeune aviateur.

Entrent deux matelots, baïonnette au canon ; ils se placent à la tête du lit ; ils se tiennent immobiles.

Un autre marin suspend au mur du fond, contre la fenêtre, le grand pavillon d’un navire de guerre.

Un drapeau est déployé au chevet.

Après un temps que j’ignore, un autre matelot survient, portant un autre faisceau de cierges et ouvre la porte qui s’encadre dans le mur, en face de moi.

J’entends un bruit de pas. Deux marins portent sur une civière le cadavre de Georges Fracassini, retrouvé deux heures plus tard, au milieu des toiles déchirées et des fils entortillés, tandis que l’on transportait à Saint-André les débris de l’appareil.

Ils franchissent le seuil ; ils le déposent dans l’autre chambre.

Je me relève pour l’aller voir. Je me penche sur lui.

Il a l’air de dormir. Son visage est paisible, sévère. Il porte son vêtement de cuir brun.

On dirait un moine qui s’est béatifié dans le trépas. Ce visage mâle, presque toujours luisant et ruisselant de sueur, aux yeux