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clairs et hardis, au front dénudé, au nez crochu, s’est apaisé et ennobli. Véritablement il repose.

Je rentre dans la chambre voisine, et je trouve le corps de mon compagnon recouvert du drap noir portant la croix d’or.

Son visage aussi est couvert de gaze.

Un marin va pour enlever le drapeau du chevet et le remplacer par un fanion de la Croix-Rouge. Je l’en empêche.

Entre Humbert Cagni, accompagné d’autres officiers. Je l’entrevois à travers mes yeux brûlés. Il s’approche, découvre le visage du mort, murmure je ne sais quoi. Il va regarder aussi le mécanicien. Puis il s’approche de moi qui suis adossé au mur et m’efforce de dominer mon horreur. Il me prend la main, il me la serre, en disant d’une voix rude, soldatesque, presque violente : « Bonjour ! « Il s’en va.

Les explosions du moteur. Le canot qui s’éloigne.

Voici Manfred Gravina ; voici Albert Blanc. Je ne bouge pas. Un marin glisse sous mes genoux un coussin noir, le coussin du prie-dieu.

La nuit est venue. J’entends le premier cri des belvédères : « Bonne garde, là-haut ! « Je pense à Renée, je pense aux fleurs qu’elle a mises dans nos vases pour lui.

Je me lève. Je sors sur le ponton.

La lune d’or resplendit dans le ciel, basse, en face de moi.

Je descends dans le canot ; je repasse par le canal.

Le mur des jardins ; la berge aux arbres dépouillés ; le hangar du ballon.

Genua m’accompagne, pour prendre les paquets que j’avais préparés et pour les remettre à Albert Blanc qui devait les porter à Rome.

J’ai avec moi la mort, l’odeur de la mort. Renée m’attend : elle sait tout. Nous nous embrassons en pleurant. Elle veut l’aller voir.

J’entre dans la salle à manger pour prendre les fleurs. Il y a trois couverts. Je recueille toutes les fleurs de tous les vases.

Je les emporte avec moi en une seule gerbe.

Je rentre dans la chambre mortuaire.

Les cierges brûlent. Leurs flammes vacillent, reflétées par les lames des baïonnettes. Les deux matelots montent la garde, immobiles.