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Moustapha Kemal usa en même temps d’énergie et de patience. Le sentiment religieux, l’influence du clergé et des grandes confréries étaient des facteurs trop puissants pour qu’il lui fut permis de les négliger. Les ulémas, les prédicateurs, les aumôniers militaires ont joué dans le mouvement nationaliste un rôle considérable, mais soigneusement inspiré, défini, contrôlé par le dictateur. On prêchait la guerre sainte en Anatolie, on y levait des armées pour la défense de la foi ; mais on les levait au nom du Sultan Calife et, si le but lointain était le triomphe de l’Islam, le but prochain, immédiat, était le salut de l’Empire. Kemal ne perdait pas une occasion de dénoncer lui-même, ou de faire dénoncer par ses amis le caractère utopique et dangereux du panislamisme. Certes, il souhaitait ardemment que toutes les nations musulmanes du monde devinssent indépendantes et prospères ; mais l’union politique de tous les Etats de l’Islam sous un régime unique, dans le cadre d’un seul Empire, lui semblait une chimère. Sachant que tel était le but poursuivi, ou du moins proclamé par Enver et par Djemal, il se demandait avec raison si leur dessein ne servait" point à déguiser un autre dessein plus vaste, et dans lequel l’Islam n’apparaissait plus que comme un instrument.

L’idée d’opposer à la politique « chrétienne « de la France et de l’Angleterre en Orient une politique musulmane et même panislamique, a hanté, dès avant la guerre, de nombreux cerveaux allemands ; elle était même devenue assez forte pour que M. Albert Wirth prit la peine de la combattre. Dans une brochure publiée en 1912 sous le titre Turquie-Autriche-Allemagne, il se demande si la diplomatie allemande a raison de fonder de si grands espoirs sur un mouvement panislamique, et il conclut qu’elle a tort : « D’une part, nous nous abusons sur la force actuelle de l’Islam ; d’autre part, l’Islam, qui n’est rien moins que favorable au christianisme, et qui n’a fait avec nous que des expériences mauvaises, voudra-t-il mettre délibérément à notre disposition cette force qui n’existe pas [1] ? »

Tel n’était pas l’avis de M. Frédéric Naumann, qui soutenait que, la protection des chrétiens étant assumée en Orient par des puissances qui y étaient venues avant l’Allemagne,

  1. Albert Wirth, Turkei, Oesterreich, Deutschland, p. 23.