Il semble que, dès le début, Moustapha Kemal ait vu très clair dans le jeu des Unionistes extrémistes et de leurs alliés ou de leurs inspirateurs russo-allemands. Mais, menacé sur deux fronts, à l’Ouest par les Hellènes, à l’Est par les Russes, il ne pouvait pas plus refuser l’aide que lui proposaient les Bolchévistes, qu’il n’avait pu décliner les offres de service des anciens membres de l’Union et Progrès. A un Fiançais qui lui demandait pourquoi il s’appuyait sur Moscou et sur Berlin, Kemal répondit : « C’est un peu la faute des Alliés : je prends mon point d’appui où je le trouve. » Lorsqu’on lui représentait le péril auquel il exposait son pays en ouvrant la porte aux Russes, il en convenait volontiers, mais il ajoutait : « Nous sommes entre deux dangers : l’un, le danger bolchéviste, est futur et hypothétique, car le Turc est réfractaire aux idées de communisme et de révolution sociale ; l’autre, le danger grec, est présent, pressant. Pour parer au danger grec, nous sommes obligés de risquer le danger russe : voilà tout. »
Les succès obtenus par l’armée d’Anatolie au printemps de 1921 produisirent, au point de vue politique, des résultats contradictoires : d’une part, ils augmentèrent le prestige et l’autorité du jeune dictateur ; de l’autre, ils enflammèrent davantage le nationalisme turc, le rendirent plus intransigeant et préparèrent ainsi un terrain favorable à cette action panislamique, dont Moustapha Kemal s’efforçait par ailleurs d’enrayer les progrès. Ce fut un jeu pour les agitateurs d’exalter l’enthousiasme patriotique et religieux de ce peuple qui, par un effort désespéré et héroïque, venait de repousser l’étranger, d’écraser l’infidèle. L’Anatolie devenait le noyau d’un vaste empire oriental, qui défierait l’Europe et la ferait trembler, Angora, rempart de l’Islam, rassemblait sous son drapeau glorieux toutes les tribus de la grande communauté musulmane : la Perse et l’Afghanistan, l’Inde et l’Egypte, la Tunisie et le Maroc dirigeaient vers la ville héroïque des regards chargés de gratitude et d’espérance. Ce n’était plus le dessein précis et limité de Kemal et de ses amis qui triomphait, c’était le vaste plan de révolution mondiale qu’avaient élaboré les Soviets, et au profit duquel ils canalisaient les forces, éparses à travers l’Asie, des grands courants nationaux et religieux.