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proposition. De Lombardie encore, elle revient plusieurs fois à la charge et lui reproche assez vivement de s’acagnarder dans ses habitudes : « A qui la faute, si nous nous quittons ? Ne vous avais-je pas proposé de rester ensemble au moins trois années ? N’avais-je pas aplani toutes les difficultés ? Ne vous avais-je pas promis mes soins, ma compagnie, ceux et celles d’amies et d’amis sur lesquels je puis et vous pouvez compter ? Et qu’était-ce que vos objections ? Des misères, mon ami, des misères que l’on ne retrouve plus, lorsqu’on veut se les rappeler de sang-froid. Le dérangement de vos habitudes ? Et, depuis deux ans, que d’habitudes qui vous semblaient enracinées, ont disparu sans que vous vous en soyez seulement aperçu [1] ! » Vains efforts, Augustin Thierry ne se laissa point persuader. Bien qu’elle soit pénible encore, la séparation lui est déjà moins douloureuse et son esprit commence à s’accommoder d’une absence qui le désespérait naguère. Il a réussi de nouveau à grouper autour de soi une petite société d’amis éprouvés et de relations agréables. Le docteur Graugnard lui sert en quelque sorte d’ « agent de liaison » avec le monde. Il l’a fait admettre chez les Sacy, chez les La Fayette, chez les Tracy, jusque chez Guizot où le « bon M. Gabriel » remplit avec dévouement son office de recruteur. Les premières réceptions que, depuis la mort de sa femme, le veuf se hasarde ainsi à donner rue de Courcelles, réunissent les noms de Mignet, Ravaisson, Henri Martin, Arnold et Ary Scheffer, M. et Mme de Circourt, de Gasparin, de Lagrange, Dupin, Guigniaut, Letronne, de la Villemarqué, Ch. Louandre, Ulrich Güttinguer, Mme Jaubert et de Saulcy.

Ce sont des soirées intimes, consacrées à la musique ou à la conversation. Parmi les plus brillants causeurs, remarquable à la fois par l’étendue et la sûreté de l’érudition, la grâce fleurie du langage, la profondeur des aperçus, se distingue un jeune hébraïsant, récemment présenté par Henry Scheffer, qui deviendra bientôt son gendre et qui s’appelle Ernest Renan.

Le travail qui absorbe toutes les heures qu’Augustin Thierry peut lui donner, ne contribue pas moins à soulager le poids de son esseulement. Félix Bourquelot et Charles Louandre se rendent presque tous les jours rue de Courcelles

  1. Lettre du 28 décembre 1845.