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furent jetés brutalement à terre par quelque embuscade du malheur ; d’autres enfin roulèrent dans le fossé, sous le genou de la folie, ou culbutés le rire aux lèvres par les désespérées consolatrices : les ivresses du vin ou des sens.

Mais leurs plaintes ne tombèrent pas avec eux ; et, par-dessus les cadavres gisants, elles viennent battre notre jeunesse, elles font vibrer nos nerfs, elles ont meurtri nos cœurs. Et toutes elles nous enseignent que seule la science peut être notre refuge ; que ceux qu’il aime, l’Art ne sait que les serrer contre lui, ignorés de la foule, dans l’ombre de ses ailes géantes. Et s’ils se déballent, s’ils veulent, eux aussi, déchirer leur poitrine, et, pour attirer la gloire, lui tendre les lambeaux de leurs cœurs, ils demeureront à jamais un étrange phénomène pour le vulgaire, un froid objet d’étude pour le savant[1].


Le jeune Français de vingt ans qui écrit cette belle page inspirée d’ailleurs de Taine, sera-t-il éternellement la proie ou la dupe des dangereuses incantations germaniques ?


II

En attendant, il « courait au canon. » Il plaçait sa prose où il pouvait, — car, à l’inverse de Guaita, qui allait bientôt sombrer dans l’occultisme, il n’écrivait pas de vers, — dans les jeunes revues éphémères qui se montrent généralement accueillantes aux débutants. Il s’initiait à cette vie médiocre du Quartier Latin qu’il devait, peu après, évoquer en un mince opuscule[2]. Il fréquentait quelques hommes de lettres, ses contemporains ou ses aînés : Jean Moréas, Laurent Tailhade, Stéphane Mallarmé, Villiers de l’Isle Adam, Anatole France, sur lequel il avait écrit un copieux article et qui lui avait dit : « Vous m’avez révélé à moi-même[3], « Leconte de Lisle enfin, qui l’accueillit avec une paternelle bonne grâce. Il croisait dans

  1. Maurice Rollinat (La Jeune France, mars 1883, p. 676-677 ; non recueilli en volume).
  2. Sensations de Paris : le Quartier Latin, par Maurice Barrès, 32 croquis de nos meilleurs artistes, Paris, Dalou, 1888. — Cueillons-y (p. 32) cette notation véridique : « Quoi qu’en dise la légende, les années de la première jeunesse sont laides. L’homme ne s’est pas encore fait la vie qu’il mérite ; il est emprisonné dans des distractions et dans une société qu’il n’a pas choisies. Plus tard, il aura créé son atmosphère et morale et matérielle. »
  3. Anatole France (avec un fac-similé d’A. France), Paris, Charavay, 1883, in-8o. Cette brochure, devenue extrêmement rare, est un extrait de la Jeune France (février 1883).