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du désir et du rêve, » prêché « le culte du moi, » l’a asservi à un génie étranger : le romantisme, nous nous en rendons aujourd’hui mieux compte que jamais, a ses vraies origines outre-Rhin. Les enseignements philosophiques de Burdeau agissaient dans le même sens : le subjectivisme kantien est apparenté de très près à l’individualisme romantique, et le pessimisme de Schopenhauer n’est que la forme aiguë du mal du siècle [1]. Pour l’instant donc, sa sensibilité, son imagination, sa pensée sont tout imprégnées de germanisme : il est en proie à une véritable intoxication, et nul ne sait s’il parviendra jamais à s’en guérir. Mais d’autre part, Lorrain mâtiné d’Auvergnat, de bonne société bourgeoise et française, petit-fils d’un soldat de Napoléon, il n’est guère vraisemblable qu’il n’ait pas, tôt ou tard, le goût de l’action. Il a souffert par les Allemands ; il a entrevu les disciplines classiques et la grande tradition nationale [2] ; il a lu Sainte-Beuve, Renan et Taine : s’ils lui ont un peu masqué les ressources et les richesses de l’idée religieuse, ils lui ont fait pressentir celles de la conception scientifique. Dans l’un de ses tout premiers articles, il écrivait :


Jeunes gens qui nous pressons vers ce siècle qui sera nôtre, avant de tourner les dernières années qui seules nous séparent encore des vastes plaines où sans encombre enfin nos vies sauront prendre leur course, jetons un suprême regard sur ces routes que nous achevons et que parcoururent nos frères. Si lointaines que nous les scrutions, elles nous apparaissent jonchées de cadavres. Les plus nobles des hommes sont là Les uns se sont couchés, refusant désespérément un dernier et inutile effort ; d’autres sont tombés, les bras tendus vers l’avenir, l’œil illuminé des aurores qu’ils entrevoyaient ; d’autres

  1. « M. Henry Bérenger a bien raison de me ranger parmi les aînés. J’ai sur les lèvres une petite amertume qu’ils ne doivent point avoir... Est-ce le petit livre de Schopenhauer que ce pauvre Burdeau m’a donné, quand j’étais à dix-sept ans son élève ? » (La Cocarde, 1er février 1893, non recueilli en volume)
  2. « Ainsi, je vois bien ce qu’il y a dans mon esprit d’idées et de sentiments rhénans. Mais de tout cela qu’aurais-je pu faire, si j’étais resté soumis aux seules influences du grand fleuve ? Si j’ai pu tirer quelque chose de cette matière, c’est en prenant les leçons de l’Espagne, de l’Italie, de la Grèce, c’est par le bienfait de la France héritière de Rome et d’Athènes, et qui maintient les disciplines classiques. » (Discours au « Couarail » nancéen, Temps du 25 juin 1911.)