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ces livres aux titres énigmatiques et somptueux : Sous l’œil des Barbares, l’Homme libre, le Jardin de Bérénice. Dans le grave Journal des Débats, M. Paul Bourget saluait d’un article généreux Sous l’œil des Barbares, abrégeant, pour son jeune confrère, « de quelques années le temps fort pénible où un écrivain se cherche un public[1]. » Et voici comment, dans un article qu’il n’a pas recueilli en volume, le plus exquis et le moins dupe des critiques, Jules Lemaitre, traduisait l’impression que lui avaient laissée les premiers romans idéologiques de M. Maurice Barrès :


Avec ses premiers ouvrages, Sous l’œil des Barbares, l’Homme libre, M. Barrès débute par le dilettantisme pur, ou, si vous voulez, par l’épicuréisme intellectuel. « Cultiver son moi, » en défendre l’intégrité, « respecter et favoriser ses impulsions intérieures, » comprendre et sentir le plus de choses possible, développer également en soi le sens critique et la faculté d’être ému, bref, refléter en son esprit des parcelles de plus en plus variées et étendues du vaste univers, tel est d’abord le programme. Ce n’est, au fond, qu’une glose, délicatement outrée, de quelques formules de Renan. M. Barrès s’évertue assez longtemps à poser les règles et à fonder la légitimité de ce perfectionnement de la sensibilité intellectuelle en vue du plaisir. À vrai dire, il n’arrive qu’à en donner des exemples, mais charmants, et de quelle saveur !


Il est facile, du point de vue nécessaire de l’utilité sociale, de critiquer et de condamner cette attitude : et je crois, pour ma part, qu’illégitime en elle-même, elle est de plus d’un très mauvais exemple, et présente de fort graves dangers. Mais il faut s’efforcer de tout comprendre, et il n’est pas sans intérêt de démêler les raisons d’ordre psychologique et historique qui expliquent, dans les premiers romans de M. Barrès, cette curieuse explosion d’individualisme exaspéré. D’abord, la culture philosophique et littéraire qu’il a reçue ou qu’il s’est donnée ne l’a que trop encouragé, nous l’avons déjà noté, à se faire le centre du monde et la mesure des choses, à considérer son moi personnel comme la seule réalité substantielle et saisissable, comme la seule digne d’être étudiée, cultivée et aimée : Kant et Goethe, Fichte et Schelling, Hegel, Schopenhauer et Hartmann, en bons Allemands et fils de Luther qu’ils sont

  1. Examen de trots idéologies, éd. originale, Perrin, 1892, p. 5.