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tous, ne lui ont pas enseigné autre chose : et tous nos romantiques, de Jean-Jacques à Chateaubriand, de Victor Hugo à Sainte-Beuve et à Baudelaire, de Gautier à Rollinat, lui ont, sur un autre ton, tenu le même langage. Taine lui-même, le premier Taine, par son culte de l’énergie, hérité de Stendhal[1], et Renan surtout, par toute sa vie et toute son œuvre, par ses prédications finales, lui ont appris comme à beaucoup d’autres, à « caresser sa petite pensée, » à vouer à son moi un culte de latrie, à mépriser profondément les « Barbares. » Représentons-nous d’autre part l’état d’âme d’un jeune provincial de vingt-cinq ans, perdu dans cet immense et fiévreux Paris qui


Tous les matins dresse une gloire,
Éteint un soleil tous les soirs.


Il rêve d’être une de ces gloires, et il ne trouve même pas un éditeur. Il dirait volontiers, comme jadis Victor Hugo : « Être Chateaubriand, ou rien, » ou même, — rappelons-nous le serment des « déracinés » au glorieux tombeau des Invalides : — « Être Napoléon, ou rien[2] ; » et il se voit condamné à des compagnies médiocres ou vulgaires. Il se sent « quelque chose là ; » et ce quelque chose, pour le dégager de l’amas des influences, des imitations et des lectures, pour l’approfondir et le développer en tous sens, pour l’imposer aux autres surtout, il éprouve d’abord le très naturel besoin d’en prendre nettement et fortement conscience. Puisque la personnalité est la condition du succès, c’est cette personnalité qu’il faut avant

  1. Dans un curieux volume, la Vieille Garde impériale (Tours, Marne, s. d. in-4o), illustré par Job, en tête du chapitre sur la Garde, dont il est l’auteur, M. Maurice Barrès est représenté par l’artiste en officier de la Garde, attablé en face d’un vieux grognard qui lui raconte ses campagnes : « Ils (les soldats de la Garde) souffrirent beaucoup, écrit-il ; la vue de l’Empereur marchant au milieu d’eux les consolait. Puissance d’un excitateur d’hommes ! Aurai-je l’honneur que l’histoire recueille ce mot : « Napoléon professeur d’énergie ? » — Cf. aussi l’enthousiaste article, non recueilli en volume, du Journal (14 avril 1893), déjà intitulé : Napoléon professeur d’énergie.
  2.  » C’est à vingt ans que j’aurais dû écrire quelques pages sur Stendhal. Alors j’étais à Rome. Tout le jour je parcourais la ville avec les Promenades pour guide… Son œuvre s’accordait avec tous mes sentiments. À vingt ans, nous ne doutions pas de vivre cette vie italienne qu’il nous proposait pour modèle, vie de beauté voluptueuse, de gloire et de fierté. Nous croyions à la réalité présente de son Italie. Nous nous élancions sur elle comme de jeunes vainqueurs. » (Maurice Barrès, préface à la Correspondance de Stendhal, publiée par A. Paupe et P. A. Cheramy, Paris, Bosse, 1908.)